Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Deux remords de Claude Monet ⇜ Michel Bernard

L’auteur. Originaire de Bar-le-Duc, Michel Bernard mène de front deux carrières : il est à la fois écrivain et haut fonctionnaire (sous-préfet de Reims). En littérature, ses thèmes de prédilection, qu’il entremêle dans ses romans, sont l’histoire (en temps de guerre) et l’art, notamment la musique (Les forêts de Ravel, 2015, Prix du festival Livres et Musiques de Deauville) et la peinture.

EN DEUX MOTS
Entremêlant avec virtuosité l’histoire, l’art et les sentiments, Michel Bernard dresse un portrait de Claude Monet le peintre et celui, plus intime, de Claude Monet l’homme. Une longue tranche de vie qui nous permet de rencontrer sa première épouse Camille ainsi que tous ses amis peintres. Avec une écriture de haut vol, le livre éveille notre intérêt, suscite notre émotion et notre admiration. Un superbe livre et un grand coup de cœur.

Les cinq premières lignes.
Le 6 décembre 1870, jour de la Saint-Nicolas, un homme de haute taille, aux vêtements de bonne coupe, crottés et fatigués, entrait dans Beaune-la-Rolande. La nuit était tombée, il neigeait. Gaston Bazille marchait depuis deux jours. Venant de Montpellier...

Déclinée en trois parties intitulées Frédéric, Camille et Claude, l’histoire commence en décembre 1870 avec le récit de la mort d’un jeune peintre, Frédéric Bazille. Plus précisément au moment où son père Gaston est sur la route pour récupérer sa dépouille à Beaune-la-Rolande, où il a trouvé la mort « au champ d’Honneur » selon l’expression « consacrée », à seulement 29 ans. Avant d’être soldat, Frédéric Bazille est un jeune peintre inscrit au même atelier de peinture que Claude Monet et ses camarades, l’atelier Greynet. Ils deviennent tous amis et le resteront toujours. Bazille, le plus aisé d’entre eux (son père est banquier), n’hésite pas à les aider financièrement quand ils sont dans le besoin. La mort de Bazille est le premier grand chagrin de Claude Monet. Toute sa vie il restera en contact avec la famille de son ami et fera connaître ses toiles. Cette partie est intéressante car c’est par Frédéric Bazille que nous entrons dans le monde de la peinture impressionniste et dans celui de Claude Monet.

Dans la seconde partie, la plus longue, Michel Bernard évoque la vie de Monet avec Camille Doncieux, dont il est amoureux fou. Elle est son modèle favori (elle lui a inspiré ses plus belles toiles et il la peindra même sur son lit de mort), sa femme, son égérie, son amie et la mère de ses enfants. Nous les suivons depuis leurs débuts difficiles, dans un dénuement fait de pauvreté, de dettes, de loyers impayés et de déménagements fréquents, jusqu’à la mort prématurée de Camille, à 32 ans, d’un cancer de l’utérus. Ce chapitre est le plus émouvant et peut-être le plus intéressant parce que la peinture et les sentiments de Monet y sont indissociés. Nous y apprenons notamment beaucoup de choses sur ses techniques de peinture des impressionnistes.

Enfin, la dernière partie du livre relate la vie de Monet après la mort de Camille. Son second mariage avec Alice, veuve de son ami Ernest Hoschedé, son installation à Giverny, l’envie de peindre qu’il aura jusqu’à la fin de sa vie, à 86 ans (il poursuivra et mènera à son terme la série monumentale des Nymphéas – près de trois cents tableaux, près de cent mètres linéaires –, commencée trente ans auparavant). Mais, tout comme celle de Frédéric, la mort de Camille, elle aussi très jeune, a définitivement brisé quelque chose. La vie de Monet n’est plus décrite avec autant de détails intimes. Mais plutôt comme un survol de la fin de sa vie, de sa vie sans Camille à laquelle il a survécu plus de trente ans, un récapitulatif de sa vie familiale, sociale, amicale et artistique. Comme si la mort de Camille, le véritable amour de sa vie, lui avait interdit à jamais d’être heureux et qu’il s’était remarié pour ne pas rester seul. Cette dernière partie est passionnante par tout ce que l’on y apprend sur Claude Monet, l’homme et le peintre. Elle revient sur les deux premières parties en faisant appel aux souvenirs de Monet et en mettant l’accent sur ses proches, famille et amis.

Le style, élégant et plutôt classique, nous emporte dès les premières lignes et rend un bel hommage à un peintre qu’à l’évidence il admire. En parfaite harmonie avec le sujet, l’écriture est en même temps réaliste et poétique dans les descriptions, les mots choisis pour leur sens et leur musicalité. Le roman se savoure lentement, inutile de vouloir tourner les pages trop vite, les mots vous y retiennent prisonnier. Vous ne lisez pas seulement les mots, vous les voyez, les entendez, les sentez pour eux-mêmes et pour ce qu’ils représentent. Pourtant, le classicisme n’enlève rien à la sensibilité du texte. Les sentiments sont là, l’amour et l’amitié, magnifiquement rendus, sont présents à la fois dans les tableaux des peintres –  qui font les portraits de leurs amis avec leur épouse et leur famille – et dans la narration de l’histoire pour laquelle l’auteur adopte souvent, avec beaucoup de bienveillance et un grand sens artistique, le point de vue de Monet. L’émotion déborde des pages dès lors qu’il est question d’amour, d’amitié... ou de mort, celle de Camille étant particulièrement bouleversante. Quelques peintures sont analysées par l’auteur avec beaucoup de finesse et en des termes choisis. Cerise sur le gâteau : quatre tableaux sont proposés dans les pages. Certes le papier et le format ne sont pas spécialement propices, mais l’intention de l’auteur est louable, cela permet au lecteur novice de se faire une idée de ce qu’il commente si bien.

[one_half]Mon avis sur le livre. Cette découverte de l’auteur a été pour moi un très grand plaisir de lecture tant pour son écriture que pour son sujet. En nous racontant une longue période de la vie de Claude Monet, Michel Bernard nous permet de le connaître plus intimement bien sûr, de voir combien sa vie personnelle et sa vie artistique étaient liées et de le situer dans le temps avec l’évocation de ses amis peintres de la même école : Renoir et Bazille, mais aussi Sisley, Manet et Courbet. J’avoue avoir découvert les peintures de Frédéric Bazille que je connaissais peu et dont j’ignorais l’appartenance à l’école impressionniste. Oui, oui, encore un des nombreux bienfaits de la lecture.

Nous réalisons à quel point il était difficile pour un peintre de se faire un nom et de vivre de son art quand il n’était pas « bien né » et/ou fortuné comme l’était son ami Frédéric Bazille. Nous sommes en plein dans la période des artistes maudits et dans bien des passages la vie de bohème, pourtant pas si lointaine, est évoquée comme une période révolue. Nous apprenons aussi pas mal de choses sur la manière de travailler de Claude Monet et sur ses sources d’inspiration. Notamment la manière dont il a peint – sans jamais le terminer faute de temps pour une l’exposition de 1866 – Le déjeuner sur l’herbe, toile de taille imposante, en faisant « creuser dans son jardin une tranchée profonde d’où s’élevait un immense chevalet. Sur deux rouleaux, l’un en haut, l’autre en bas, avec une petite manivelle il faisait monter ou descendre la toile tendue. La partie travaillée se trouvait ainsi toujours à la bonne hauteur ». Simple mais efficace.

D’autant – et ceci est intéressant –, que Claude Monet refuse de se plier aux règles de l’Académie des beaux-arts. Il peint en pleine nature et non « en studio » comme cela était de mise, et s’inspire de la mer, de la lumière, des fleurs, de son épouse Camille, qu’il ne se lasse jamais de peindre, de la nature tout entière, pour restituer sur ses toiles la beauté du « paysage du monde » comme le dit si joliment Michel Bernard. Nous lisons page 60 : « ...L’enseignement académique et tout ce qui ressemblait à un enseignement, une leçon, ce système de règles et de principes extérieurs qu’il abhorrait. Même les conseils des peintres qu’il respectait lui étaient pénibles. Il avait le sentiment qu’on essayait de verser en lui quelque chose que non seulement il n’assimilerait pas, mais qui pouvait corrompre sa vision. Quand Courbet avait assorti sa brassée de compliments de quelques recommandations touchant son Déjeuner sur l’herbe, impressionné, il s’était appliqué à les suivre. Il avait gâché ses figures et, finalement, roulé avec colère les trois morceaux de la toile inachevée ».[/one_half]

[one_half_last]Nous découvrons une autre difficulté de la peinture en extérieur et pas des moindres : pour trouver des endroits à peindre, il doit aller les chercher. « Il n’avait plus de jardin à peindre, alors comme autrefois, du temps des virées avec Bazille et Renoir, il partait à pied, le chevalet sanglé dans le dos et la boîte de couleurs à l’épaule, à travers les rues de Paris, puis les faubourgs nord-ouest, jusqu’à l’île de la Grande-Jatte. Deux kilomètres de marche, deux kilomètres pour détacher son âme des rues grises et la rincer dans le paysage et l’eau de la Seine. »

Mais Michel Bernard ne s’arrête pas au peintre, il nous en apprend également beaucoup sur Monet, l’homme, qu’il appelle Claude et plus Monet. Il ne le présente plus seulement comme un artiste doué et reconnu, mais comme un personnage de chair et de sang. Un homme facilement irritable, impétueux, colérique, révolté mais aussi un homme fidèle en amour comme en amitié, généreux avec sa famille et ses amis qui n’ont pas eu sa chance, jouant les mécènes et les donateurs. Un amoureux de la nature : l’eau, la lumière, la neige, les nuages, les fleurs..., de la bonne chère et de l’art sous toutes ses formes.

Pour finir, Deux remords de Claude Monet est un livre fort, passionnant et émouvant. Un livre à lire que l’on aime ou non la peinture car Claude Monet fut tout à la fois le chef de file du mouvement impressionniste (avec son tableau Impression, Soleil-Levant) et un homme au caractère trempé dont la vie privée, remplie de bonheurs et de drames, fut hautement romanesque. Un homme qui portait sur la guerre et la société de son temps un regard juste et tolérant. Avec une pagination plutôt courte, un peu plus de deux cents pages (sans dialogues il est vrai), il nous laisse sur une sensation de densité et de grande richesse. A déguster lentement, pour son écriture et pour ce qu’il nous apprend à chaque page. Un vrai bonheur de lecture, que l’on a du mal à quitter. J’aurai pour ma part la chance de retourner à Giverny cet été et de mettre mes pas dans les endroits – maison et jardins –, où Monet était encore il y a cent ans. Avec ce livre en poche pour être sûre de m’arrêter aux bons endroits (la cuisine jaune, la chambre-atelier, le pont japonais, l’étang... et le jardin bien sûr...).[/one_half_last]

 

Morceaux (difficilement) choisis. Page 190 : « Le village s’élevait au pied du coteau, de part et d’autre de la route, parallèlement à la rivière et à son escorte de saules et de peupliers, à la limite des terres soumises aux crues. Des toits montaient de minces fumées. L’hiver avant simplifié la terre, éteint les couleurs, chargé le ciel. (...) L’hiver était une saison pour l’esprit, l’écho du monde à la mélancolie des hommes. C’était le temps suspendu, la fête de la mémoire, avant que la lumière du soleil revenu allonge le jour et fasse remonter la vie dans les plantes, dans les bêtes et dans les cœurs humains. »

Page 175, la générosité de Monet : « Il songeait au temps de leur jeunesse, à leur ambition, à leurs espoirs, à ce qu’ils étaient devenus, à ceux de leurs camarades morts dans une quasi-misère. (...) Monet avait payé l’enterrement de l’un et de l’autre tellement ils étaient pauvres. Il avait secouru leurs veuves et leurs enfants en achetant et en faisant acheter leurs fonds d’atelier. Le peintre devenu mondialement célèbre était âpre avec les marchands de tableaux et généreux avec ses camarades. Il faisait payer aux uns sa détresse d’autrefois, pour rendre aux autres et à leur famille ce que le talent aurait dû leur interdire de mendier. Quand les Américains ne pouvaient se payer un tableau de Monet, ils achetaient celui d’un de ses camarades. En faisant monter ses prix, il faisait monter ceux de ses amis. (...) Monet ne donnait pas que son argent, qui n’était plus rien pour l’homme qu’il était devenu. Il donnait son temps, sa force de travail, sa passion et son obstination rageuse, des morceaux de sa vie. Il mettait au service d’autrui l’autorité que lui conféraient le succès commercial, l’admiration universelle et ses relations. En 1890, il avait pris l’initiative d’une souscription visant à réunir les vingt mille francs qui permettraient d’acheter l’Olympia de Manet à sa veuve ».

Sur les ravages provoqués par la guerre, son immédiateté entre autres : « Le bruit de la fusillade avait été suivi d’un lointain silence, une sorte de stupeur. Puis les cris des blessés avaient rempli l’air de jurons, d’imprécations, d’appels, de plaintes. La force, la cohésion et la jeunesse, deux battements de cœur après, la solitude et la détresse ».

Enfin, pour tous les amoureux de jardin, les insatiables (dont je suis), qui s’y reconnaîtront, pages 104-105 : « Chaussé de légers sabots de rentier, vêtu d’une veste usée, aux poches déformées par un sécateur, une serpette et des bouts de ficelle, coiffé d’un chapeau informe, il allait fureter dans les massifs, arracher du chiendent poussé sur les butées des plants, en retirer une poignée de cailloux qu’il jetait dans l’allée, couper des rameaux desséchés par le gel. Il comptait chaque fois n’y passer qu’un moment, pour se dégourdir de la nuit de sommeil et deviner la pluie en interrogeant les nuages, et chaque fois y demeurait plus qu’il n’en avait eu l’intention. Le jardin était le plus fort. La terre aimantait ses doigts. Les mauvaises herbes et les cailloux étaient une obsession. (...) Au jardin, comme devant la toile à peindre, il perdait la sensation de l’écoulement du temps et la notion de la durée. Le service de la vie végétale, la sélection et l’entretien de ses infinies propositions, et la jouissance de son regard sur le résultat de son travail, ou de ce qu’il en imaginait, l’absorbait tout entier. En sculptant dans le paysage sous ses fenêtres, il lui semblait prendre une part minuscule, mais la sienne, à la splendeur du monde. Il repoussait le désordre et la ruine, accélérait la transformation de ce qui était mort en substance vitale, et rassemblait sur les quelques ares à lui confiées les merveilles auxquelles il était voué. »
Un grand merci à Michel Bernard d’exprimer si joliment ce que ressentent tous les jardiniers, amateurs ou professionnels. Quant aux dons de Claude Monet pour le jardinage, le visiteur pourra juger sur place à Giverny (le passage cité se déroule dans son jardin d’Argenteuil, minuscule en comparaison).

 

 

 

 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.