Edouard Louis a commencé très jeune (à 21 ans) sa carrière d’écrivain avec un premier récit coup de poing qui a provoqué un gros buzz médiatique en raison d’une polémique familiale, sa famille refusant de se reconnaître dans les portraits qu’il en avait faits. Résultat : en quelques semaines En finir avec Eddy Bellegueule est devenu un best-seller. Ont suivi deux autres récits, autofictionnels eux aussi, dont le troisième est véritable brûlot socio-politique, Qui a tué mon père en mai 2018 dans lequel il dénonce nommément ceux qui pour lui ont causé la mort de son père (de droite comme de gauche). Un courage rare en littérature.
Enfin deux hommages rendus à sa mère à l’occasion de ses deux évasions.
Edouard Louis est en résidence d’écriture à Athènes lorsque sa mère l’appelle en pleurant pour lui dire qu’elle veut s’enfuir de l’appartement de son compagnon qui, fortement alcoolisé, l’agonise d’injures et de mots colériques. Après l’avoir écoutée de longues heures, il réalise que cette situation n’est pas nouvelle mais qu’elle ne voulait pas l’ennuyer avec ses tracas. Il l’exhorte à partir le plut tôt possible et appelle un ami pour qu’il lui ouvre son appartement parisien, où elle restera jusqu’à son retour.
Ce n’est pas la première fois que Monique se sépare d’un homme. Et son fils a déjà écrit un livre sur cette première fois : Combats et métamorphoses d’une femme (Seuil, 2021), qui est sur le point de sortir au moment où il commence Monique s’évade.
La première évasion de Monique fut celle d’avec le père d’Edouard, qu’elle a chassé de chez eux après vingt ans de mariage pour les mêmes raisons qui la poussent aujourd’hui à quitter l’homme chez qui elle « habite » et son appartement : une charge mentale qui l’enferme dans “l’espace domestique” – cuisine, ménage et lessives, courses, vaisselle, enfants –, sans oublier la passivité et la brutalité d’un mari planté devant la télévision.
Et la pauvreté, source de bien des souffrances à elle seule.
Au téléphone avec son fils, Monique se pose (et nous pose) cette question qui revient souvent chez les femmes mal traitées qui bien souvent se remettent, elles, en cause :
“Pourquoi je tombe que sur des hommes qui m’empêchent d’être heureuse, je mérite quand même pas de souffrir autant, est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?”
Depuis Athènes, Edouard organise et suit tout ce que va faire sa mère, aidée de son ami : fuite, installation chez lui, récupération de ses papiers personnels et de ses affaires, appels de taxis et livraisons de repas. Jusqu’à la recherche d’un logement, en direct et à distance avec leur téléphone – et l’aide de sa sœur aînée pour les visites et le déménagement définitif.
Ces actions menées ensemble et séparés donnent lieu à des scènes amusantes. Car il a bien fallu passer de l’écran du téléphone à celui de l’ordinateur pour passer du court au long terme en lui envoyant les biens visités par sa sœur. Monique n’a jamais allumé un ordinateur de sa vie, encore moins entré un mot de passe. C’est au téléphone, guidée par Edouard qu’elle y réussira.
Nous suivons Monique jusque dans sa nouvelle vie de femme libre, libérée plutôt du carcan masculin par son fils. Le récit est court, constitué de trois parties de pagination inégale. La première, la plus longue, raconte l’essentiel de l’histoire : l’évasion de Monique et son installation dans son nouveau logement.
Jusqu’à une fin qui laisse à penser qu’elle va cette fois-ci vivre pour elle après avoir passé sa vie passée à s’occuper des autres…
Cet épisode est pour eux deux l’occasion de se remémorer des scènes anciennes, remontant à l’enfance et l’adolescence d’Eddy Bellegueule. Des séquences qui ont fait l’objet du premier récit autobiographique d’Edouard Louis – En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014 – dont le succès médiatique (et par conséquent public) a été quasiment unanime. Excepté dans sa famille, qui lui en a voulu, sa mère et sa sœur surtout, d’avoir exposé et fait exploser les différends familiaux et leurs conditions de vie.
Comme nous le lisons :
“Elle m’en avait voulu – comme ma sœur – d’avoir écrit un livre sur mon enfance et sur notre famille. Mais paradoxalement c’est parce que j’avais écrit ce livre, et ceux d’après, que j’avais gagné l’argent qu’on pouvait désormais dépenser pour elle”.
Plus loin, Edouard relie purement et simplement la liberté aux moyens financiers permettant de l’acquérir, affirmant que “la liberté a un prix, un prix que ma mère ne pouvait pas payer”.
“Je pourrais dire : pas de souffrance dans mon enfance = pas de livres publiés = pas d’argent = pas de liberté possible”.
Car il est là aussi question de classes sociales. Edouard Louis, né dans une famille pauvre, a toujours lié des conditions de vie précaires voire misérables aux problèmes familiaux et sociaux, et soutenu que des difficultés graves (alcoolisme, violences conjugales, conditions des femmes, illettrisme de certains parents, chômage, absence d’études…) allaient de pair avec le manque d’argent. Il est d’ailleurs le seul de la famille à avoir fait de longues études, grâce auxquelles il a réussi sa vie d’écrivain, lui qui ne lisait jamais dans sa prime jeunesse…
Malgré les reproches de sa famille, notamment ceux de sa mère intervenue en pleine interview pour son premier livre, Edouard Louis a continué dans la veine autobiographique en publiant un second livre intitulé Qui a tué mon père (Seuil, mai 2018), dans lequel il met clairement en cause le gouvernement en place et les précédents, puis le récit de la première “évasion” de sa mère, Combats et métamorphoses d’une femme (Seuil, 2021).
Peut-être pour marcher dans les pas d’Annie Ernaux dont il parle en interview, qui s’est toujours inspirée d’éléments marquants de sa propre vie comme vivier romanesque ; ou bien pour régler ses comptes avec ces épisodes (et leurs protagonistes) en les notifiant noir sur blanc comme pour les installer dans un passé révolu mais ayant été celui qu’il dépeint…
À moins que ce ne soit, dans le cas de ce dernier récit, une façon non pas de se dédouaner auprès
de sa famille pour avoir écrit des livres (dans l’urgence de la colère pour le premier) qui les mettaient tous en cause, mais de déculpabiliser de l’avoir fait.
C’est bien le problème des autofictions quand les personnages mis en scène sont encore de ce monde. Bon nombre d’auteurs en ont fait les frais (procès, accusations publiques, suspension souvent définitive des liens familiaux, rancœurs tenaces…). Il est difficile de franchir le pas et de commencer jeune une autobiographie familiale, autrement que sur un coup de rage, d’injustice ou par manque de recul.
Selon l’adage, toute vérité n’est pas bonne à dire, mais l’est-elle davantage à écrire sachant que, contrairement aux paroles, les écrits restent ? Il faut à coup sûr beaucoup de courage pour parler des vivants… Un courage qu’a Edouard Louis. Il en fait preuve dans chacun de ses livres.
Enfin, pour lui qui se pose à plusieurs reprises la question : “Pourquoi est-ce que je ressentais un besoin aussi profond de l’aider ?”, ce livre sur Monique rendue heureuse grâce à lui est d’abord (et avant tout peut-être) une manière de lui témoigner son amour et sa honte d’avoir eu honte d’elle pendant sa jeunesse. Cet hommage pourrait sceller la réconciliation nécessaire et définitive avec elle (et avec sa famille) et, pour Monique, qui s’ébahit de se voir considérée par son fils et bien d’autres personnes comme quelqu’un d’autonome, de courageux, juste quelqu’un de bien… une reconnaissance de la personne Monique et pas seulement en tant que sa mère. Mais comme une mère à qui son fils donne les moyens d’avoir la vie dont elle rêve. Tel l’ami d’Edouard qui lui dit : “Vous êtes courageuse. Il est toujours difficile de s’enfuir. Je vous admire.»
Ce court récit ne raconte pas seulement l’évasion de Monique. Les souvenirs parsemés dans les pages concernent bien des femmes malmenées par la vie et par les hommes. Sans chercher bien loin, chacune (et chacun) de nous connaît une Monique qui, déconsidérée chez elle, s’étonne des compliments qu’on lui fait à l’extérieur du cercle familial :
“Dans sa vie, ma mère s’est souvent accrochée aux compliments qu’on lui faisait ; ils lui donnaient et lui donnent encore le sentiment d’être vue enfin, d’exister dans les yeux et dans les discours des autres, et donc de rompre avec l’invisibilité que lui ont imposée la pauvreté et la vie avec des hommes qui se sont acharnés à l’écraser. Quand j’étais enfant, il lui arrivait de me répéter plusieurs fois dans la même journée une remarque élogieuse qu’on lui avait faite au supermarché ou sur la place de la mairie, et je m’agaçais. Je criais : « Mais tu me l’as déjà dit mille fois !!! » Maintenant je comprenais”.
Et nous aussi.
Edouard Louis fait souvent des clins d’œil au lecteur en l’interrogeant sur certaines situations : qu’auriez-vous fait à sa place ? Certaines de ces réflexions générales, basées sur les injustices sociales, sont plutôt justes. Comme cette remarque quasiment indéniable : :
“En lisant cette histoire vous devez aussi vous dire : Pourquoi certains fuient, quand d’autres n’ont pas à fuir ?
Pourquoi certains doivent toujours courir, quand d’autres peuvent dormir ?
Pourquoi certains doivent toujours lutter, quand d’autres peuvent profiter ?
Ou encore :
“Il y a des êtres portés par la vie et d’autres qui doivent lutter contre elle. Ceux qui appartiennent à la deuxième catégorie sont fatigués”.
Ou même :
“Ce rien que dans les classes privilégiées on ne peut pas comprendre, parce que quand eux disent qu’il ne leur reste plus rien, il leur reste toujours quelque chose,
il leur reste des diplômes,
il leur reste la culture,
il leur reste quelques pièces,
il leur reste des relations pour les aider,
il leur reste la volonté que confèrent les privilèges…”
Sur un autre thème, une autre vérité générale joliment et clairement énoncée :
“Rien ne rassemble autant qu’une souffrance partagée, mais les événements traversés ont ouvert une brèche dans le présent : désormais une tendresse continue que rien ne semble pouvoir briser forme le socle de nos rencontres et de nos échanges”.
Enfin, une réalité qu’a réalisée l’auteur bien après avoir quitté sa famille (dont à vrai dire il s’est “évadé” lui aussi), cette phrase de Monique :
“Je voulais partir avant qu’il me rende méchante comme ton père me rendait méchante”.
Cette thématique est récurrente en littérature romanesque mais également dans les vraies vies qui s’y racontent. Une mère pauvre, maltraitée, soucieuse de tout et/ou débordée n’a guère le temps ni le loisir de manifester son amour maternel par des gestes ou des mots tendres à ses enfants. Qui peuvent le prendre pour un manque d’amour voire une indifférence méchante. Méchante, ce que n’était pas Monique. Elle faisait avec ce qu’elle avait en main, c’est-à-dire rien, une vie au jour le jour.
Voilà. Ce sont ces réflexions et bien d’autres qui étayent l’histoire de Monique qui m’ont retenue dans les pages autant que le récit lui-même. Edouard Louis n’a pas seulement aidé sa mère à se libérer physiquement, il l’a sortie de l’ombre dans laquelle elle vivait, en a fait par deux fois une héroïne de roman. Un couplé gagnant, pour elle et pour lui à coup sûr. Car tous les deux sont libres, libérés : elle de sa vie de femme soumise, lui d’avoir tourné la page Eddy Bellegueule et rancœurs familiales avec une réconciliation familiale qui semble elle aussi définitive. Fallait-il ce dernier opus pour y arriver ? Si oui, le voilà encore, ce pouvoir des mots “écrits”, celui de la littérature. Et l’autofiction n’est pas la plus facile…