Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

En finir avec Eddy Bellegueule ⇜ Edouard Louis

Sorti pour la première rentrée littéraire de 2014, aux éditions du Seuil. C’est un premier roman.

Acheté parce que l'auteur, passé chez François Busnel, a disparu des ondes médiatiques après un gros buzz, pour cause de polémiques familiales. Dans une enquête menée par Le Nouvel Observateur, la famille d’Edouard Louis, 21 ans, a refusé de se reconnaître dans les portraits qu’il en fait. Après une séance de signatures un peu «vive» à la Fnac, celui-ci a refusé toutes autres interviewes et séances de signatures. En quelques semaines le livre est devenu un best-seller.

L’histoire. L’enfance du petit Eddy est une descente aux enfers. Dès les premières pages, c’est une claque pour le lecteur. Car il ne fait pas bon être différent en pays picard de nos jours, surtout quand on est issu d’une famille raciste, inculte et homophobe, avec un père et un frère chômeurs et alcooliques… la misère dans tous ses états ! Or, différent, le petit Eddie l’est, et il met du temps à le découvrir. Harcelé dès l’enfance en famille et au collège, quand il prend vraiment conscience de son homosexualité, il est trop tard, les persécutions ont déjà commencé et il devient le souffre-douleur de son entourage.

Dès les premières constatations de sa différence, de sa part, mais aussi de celle de ses parents, la violence familiale est présente.

Page 17 : Mes parents appelaient ça des airs, ils me disaient : Arrête avec tes airs. Ils s’interrogeaient : Pourquoi Eddy il se comporte comme un gonzesse ? Ils m’enjoignaient : Calme-toi, tu peux pas arrêter avec tes grands gestes de folle…’ … ‘Pourtant j’ignorais moi aussi les causes de ce que j’étais. J’étais dominé, assujetti par ces manières et je ne choisissais pas cette voix aigüe. Je ne choisissais ni ma démarche, les balancements de hanches de gauche à droite quand je me déplaçais, prononcés, trop prononcés, ni les cris stridents qui s’échappaient de mon corps, que je ne poussais pas mais qui s’échappaient par ma gorge quand j’étais surpris, ravi ou effrayé’.

Et plus tard, en page 83 : ‘Mon père se fâchait, m’insultait… Il demandait à ma mère si j’étais un garçon, Cest un mec, oui ou merde ? Il pleure tout le temps, il a peur du noir, c’est pas un vrai mec. Pourquoi ? Pourquoi il est comme ça ? Pourquoi ? Je l’ai pourtant pas élevé comme une fille, je l’ai élevé comme les autres garçons. Bordel de merde. En réalité, et il l’ignorait, je me posais les mêmes questions… J’ignorais la genèse de ma différence et cette ignorance me blessait’.

De tout cela, résulte une enfance et une scolarité remplies de harcèlements et de brimades (chaque jour était une déchirure…), de rejet et de tabassages quotidiens. Jusqu’à la scène de «viol» d’Eddy (neuf ans) et de son cousin par deux grands ados (dont un autre cousin). Une scène presque insoutenable, que j’ai eu du mal à lire jusqu’au bout et qui m’a laissé un profond malaise tant le vocabulaire utilisé pour décrire les faits est cru et précis. Au point que je me suis demandé si cette scène-là n’était pas inventée, rajoutant de l’horreur à l’horreur, au risque de faire douter le lecteur de la totale véracité du récit et de se sentir voyeur. Mais de pareils faits ne s’inventent pas quand on est si jeune et qu’on met sa famille (vivante) en cause.

A noter aussi, page 163, l’hypocrisie ambiante, la dictature du paraître, qui viennent se greffer à la violence et à l’homophobie : ’Il aurait été logique que lui aussi se fasse traiter de pédé (son cousin Stéphane qui a participé aux RdV du hangar). Le crime n’est pas de faire mais d’être. Et surtout d’avoir l’air’. Le tableau est vraiment très sombre mais oui, on est en 2014 et c’est d’actualité.

Alors, après avoir compris qu’il ne pourra jamais trouver sa place dans cette société qui ne tolère pas la différence, Eddy se rend à l’évidence : la seule possibilité d’échapper à tout ça : la fuite pure et simple, la seule et la dernière solution. Et c’est ce qui le sauvera en lui ouvrant la porte des études supérieures et de l’écriture. Et d’un succès quasi immédiat.

‘Mais d’abord, on ne pense pas spontanément à la fuite parce qu’on ignore qu’il existe un ailleurs. On ne sait pas que la fuite est une possibilité. On essaye dans un premier temps d’être comme les autres, et j’ai essayé d’être comme tout le monde’.

J’ai voulu montrer ici comment ma fuite n’avait pas été le résultat d’un projet depuis toujours présent en moi… mais au contraire comment la fuite a été la dernière solution envisageable après une série de défaites sur moi-même. Comment la fuite a d’abord été vécue comme un échec, une résignation. À cet âge, réussir aurait voulu dire être comme les autres. J’avais tout essayé’.

Le style. Curieusement, toutes ces horreurs nous sont racontées avec des mots crus, parfois même une certaine insistance dans les détails, mais pas de sensationnalisme, dans un style simple, sans pudeur et sans fioritures. Les phrases sont courtes et le vocabulaire celui de tous les jours. Edouard Louis évoque des situations terribles comme s’il parlait de la météo de la région. Il raconte des faits qui se sont produits et les commentaires sont exclus des passages purement narratifs. Pour différencier les parties narratives des autres (dialogues, commentaires), l’auteur utilise des typographies différentes, notamment l’italique pour le style direct, une astuce qui dénote déjà un certain professionnalisme. On devine une vraie plume et l’on sent qu’une fois la colère retombée, l’auteur nous donnera à lire d’autres écrits tout aussi forts mais plus apaisés.

Finalement, ce livre m’a laissé une impression mitigée, très mitigée. Il faut du temps, je pense, pour apprécier un tel brûlot à sa juste valeur. C’est un livre dur, difficile à lire, outrancier, dérangeant, malsain même par moments, et j’en suis sortie groggy. Mais il est à l’instar de l’histoire qu’il raconte.

Au départ, croyant commencer un roman, j’ai apprécié sa noirceur (un livre dont la première phrase est De mon enfance, je n’ai aucun souvenir heureux ne peut qu’attirer le lecteur !). J’ai apprécié la dénonciation de l’homophobie totalement dénuée de sensationnalisme et l’évolution du personnage qui passe de la soumission pure et simple (avec une rage intérieure dissimulée) à l’orchestration subite de son départ. Puis j’ai été dérangée par l’accumulation des préjudices et des harcèlements subis par l’enfant et l’adolescent, ainsi que par l’attitude de sa famille, ses parents et son frère aîné en particulier.

Alors, roman, témoignage, autobiographie ou règlements de comptes familiaux ? Certainement tout ça à la fois pour aboutir à un parcours initiatique poignant avec la fuite comme seul moyen d’échapper à cette violence au quotidien, de tourner la page tout en acceptant son homosexualité.

Quoiqu’il en soit, le livre est écrit à la première personne et pour ma part, j’ai très vite pensé qu’il s’agissait d’une authentique autobiographie et (à une scène près) n’en ai jamais douté au fil de ma lecture. C’est un premier «roman» écrit avec rage dans un esprit de dénonciation pure, sans pudeur, sans aucun répit entre deux scènes dramatiques, sans compassion ni pardon pour personne, pas même lui. Une chose est sûre, ici, les blessures subies par le narrateur ont été largement plus graves que la honte ressentie par ceux qui les ont provoquées, après la parution du livre. Et il s’agit aussi d’un brûlot sociologique que n’aurait pas renié totalement Zola, notamment pour sa description si noire de la région picarde, où racisme primaire et ordinaire, homophobie et peur de l’autre sont partout. Ne manque que l’allusion à la droite extrême.

Quant à la polémique avec sa famille et son village, elle pose le problème des autobiographies écrites du vivant des familles et des proches de l’autobiographe, qui se retrouve fatalement coincé entre la volonté de se délivrer de ses secrets et blessures en les jetant librement sur les pages, et le souci de ne pas gêner ou blesser certaines personnes en les «accusant» publiquement de porter la responsabilité de ses maux. Au risque même de se voir accusé d’atteinte à la vie privée comme ce fut le cas pour Christine Angot. Le lecteur, lui, se voit contraint de faire la part des choses en essayant de démêler ce qui tient de la fiction et ce qui vient du réel. L’otage en quelque sorte de l’auteur qui ne fait que son métier, écrire des romans. Un livre coup de poing à bien des égards ! Un livre qui fait mal et donne à réfléchir. Un livre à lire absolument.

 

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