Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

L'invention de nos vies ⇜ Karine Tuil

Sorti en août 2013 chez Grasset et Fasquelle. 492 pages. Roman.

Ce roman fait partie de la liste du Goncourt et autres prix littéraires de l’année 2013. Son auteure a eu l’occasion de le présenter à maintes reprises sur les plateaux radio et télé, ainsi que dans la presse écrite et la critique a été élogieuse.

L’auteure, née en 1972, a déjà neuf romans à son actif, dont Six mois, six jours, paru en 2010, qui a connu un beau succès.

L’histoire se déroule de nos jours mais démarre à Paris vingt ans plus tôt. Un triangle amoureux et amical. Deux hommes, Samir et Samuel, tous deux la vingtaine, sont amoureux de la même femme, Nina, à la beauté sidérante.

Le premier, Samir, est d’origine tunisienne, modeste, et musulmane. Et malgré des études brillantes, il devra survivre avec sa mère dans une banlieue sordide en enchaînant les petits boulots. Il rêve de décrocher l’emploi brillant qui lui permettrait de sortir enfin de cette fange dont il est issu et qu’il abhorre. Jusqu’à ce qu’il parte à New York et épouse la fille d’un richissime industriel juif et devienne un avocat puissant et respecté. Un nouveau riche.

Le second, Samuel, est le fils de deux intellectuels juifs morts dans un accident de voiture alors qu’il était étudiant. Socialement, c’est un écrivain raté qui, parce qu’il ne peut réussir à mener à bien l’écriture et encore moins espérer en vivre, a fini par prendre un emploi d’éducateur social en zone sensible et végéter dans un appartement minable en banlieue. Sa «chance» : avoir réussi (via un chantage au suicide !) à garder Nina (le troisième personnage) dont le cœur balançait entre les deux amis.

Vingt ans après, le couple voit par hasard à la télévision un reportage sur un brillant avocat new-yorkais à qui tout réussit. Et découvre avec stupeur que Samir est devenu «Sam» tout court et que la bio qui en est faite par les journalistes est celle… de Samuel. Samir n’a pas hésité à endosser le passé et l’identité de son ami pour trouver du travail.

A partir de là, tout dérape. Et dans tous les sens. L’histoire s’accélère, la tension monte jusqu’au paroxysme, les faux-semblants éclatent au grand jour, les masques tombent et les impostures sont démasquées. Les personnages et les vies se croisent sans vraiment se rencontrer. Chacun leur tour, ils connaissent le succès et la gloire avant de tomber (ou retomber) dans la déchéance la plus sordide).

Il est impossible de rentrer dans les détails, trop nombreux, sans déflorer le suspense.

Même si les trois personnages sont souvent décrits par le menu (surtout Samir, l’imposteur) leur portrait reste assez sommaire et leur psychologie effleurée. On voit bien que l’auteur a voulu faire à la fois un thriller et une étude psychologique, mais c’est l’action qui prévaut largement et on peut dire que le suspense ne nous lâche jamais (même la fin est inattendue). L’efficacité est au rendez-vous.

En même temps, de nombreux thèmes d’actualité sont abordés, trop peut-être là encore :

- l’usurpation identitaire et surtout l’impossibilité de vivre sous l’identité d’un autre sans être découvert,

- la discrimination à l’embauche, c’est parce qu’il est arabe que Samir échoue dans tous les domaines et dès qu’il «devient» juif tout s’arrange. Ainsi confesse-t-il à Nina, page 176 : …Je ne voyais pas le mal, je ne voyais pas le danger ; Sam, Samir, Samuel, quelle importance au fond… Je n’avais retiré que deux lettres inutiles… et ça a marché !

- la discrimination post-11 septembre contre les musulmans et tous les excès et dérapages qui vont avec,

- la place de la femme, reléguée à un objet sexuel destiné uniquement à assouvir les besoins énormes de Samir. Le personnage de Nora est d’ailleurs franchement caricatural, elle n’est dépeinte que par sa grande beauté et sa sensualité exceptionnelle. J’ai noté que pour évoquer l’acte sexuel il n’est jamais question de ‘faire l’amour’ mais dans 95 % des cas, de ‘prendre’ une femme, y compris Nina, l’amour de sa vie.

- la rupture amoureuse et le séisme qu’elle entraîne chez celui qui reste sur le carreau.

- Enfin, et c’est là où je me suis régalée, l’écriture ! Samuel, l’écrivain raté et incapable de finir un livre au début du roman, se voit, au moment où sa femme le quitte, submergé par une inspiration inépuisable et terminera dans la douleur son livre commencé il y a si longtemps, pour connaître à son tour un succès et une gloire sans bornes.

J’aime l’idée que l’écrivain travaille mieux dans le malheur que dans le bonheur. En citant Fitzgerald qui confiait avoir commencé à être écrivain le jour où il avait appris que sa mère avait perdu deux enfants avant sa naissance, Samuel fait le parallèle avec lui qui a commencé à écrire à la mort de ses parents.

L’idée aussi qu’écrire peut faire souffrir ceux dont on écrit l’histoire (il envisagera d’écrire l’histoire de Samir parce qu’il y voit un formidable sujet de livre mais aussi pour se venger). Cette notion de culpabilité de l’écriture se retrouve chez les auteurs de biographies familiales.

Et, pour finir, une réflexion sur le succès littéraire et ses conséquences pour l’écriture à venir. Samuel refuse le prix littéraire qu’on lui propose par peur de ne plus pouvoir écrire. Je cite, en page 488 : «Ce bref instant de gloire, il en a rêvé. Mais il a trop peur de ce qu’il adviendrait. Ces lendemains tragiques où, après avoir tout donné, les mots résistent à vos avances…» «…mais une part de lui-même avait résisté, était restée à la marge comme une plante sauvage et urticante. C’était dans cet espace-là, cette zone ronceuse, hérissée d’épines, où chaque mouvement vous expose à la blessure et à l’infection, où chaque tentative d’évolution se solde par une chute une fois, deux fois, cent fois à terre, c’était là et pas ailleurs que s’enclenchait le mécanisme de l’écriture, avec ses risques d’explosion, de fragmentation et de destruction sans déminage possible. Au-delà, dans les étendues parfaitement balisées, taillées à la serpe, on vivait bien, mais sans se salir les mains. Ecrire, c’était avoir les mains sales».

Malgré tout, l’aspect psychologique des personnages m’a semblé sacrifié au profit de l’action. Les portraits sont brossés à la serpe et sont même assez proches de la caricature. Le personnage principal est de surcroît très antipathique, du début à la fin et même quand il touche le fond il n’inspire pas la compassion.

Côté écriture par contre, le style mérite qu’on s’y attarde. L’écriture est dense, très dense, avec des phrases longues et hachurées en même temps, ce qui ne l’empêche pas de coller au rythme de plus en plus rapide de l’action. Le vocabulaire est riche et recherché. Le dico ou la tablette n’était jamais très loin de moi pendant la lecture.

Pour certains mots, essentiellement des verbes, plusieurs synonymes ou éléments énumératifs sont utilisés, séparés juste par des barres obliques, ce qui donne une impression de modernité, d’inspiration musicale ou numérique, mais aussi d’accumulation et de lourdeur en dépit du rythme rapide. Cela m’a fait penser au texte d’un morceau de rap. Un exemple : «…les traits tirés par la fatigue/le choc/la puissance du choc.».

Autre particularité très originale mais qui finit pas devenir lourde  : l’utilisation de notes en bas de pages. Ici, elles ne concernent que les personnages qui ne font que passer dans l’histoire : un portier d’hôtel, un barman, une secrétaire… Au début, en lectrice curieuse et naïve que je suis, j’allais chercher dans le dico une éventuelle biographie tout en admirant le travail de recherche et le souci du détail de l’écrivain. En vain, car ces personnages sont purement fictifs et inhérents à l’histoire. Une fantaisie qui nous amuse mais ralentit la lecture (quand on les lit bien sûr, ce que j’ai cessé de faire quand j’ai réalisé que c’était facétieux). Peut-être aussi la marque d’une volonté d’ancrer davantage son roman dans la réalité.

D’une manière générale, et c’est un reproche que l’on peut faire à de nombreux auteurs aujourd’hui, le roman est trop long (500 pages et 500 grammes). L’histoire aurait largement pu se contenter de trois cents, ce qui nous aurait permis de lire un livre de plus. D’autant que de nombreuses pages sont remplies par les divagations mentales des trois personnages, redondantes et parfois inutiles puisque l’action prédomine.

En bref, un livre que j’ai aimé sans l’adorer (je n’ai éprouvé d’empathie pour aucun des personnages et ça c’est frustrant) et l’histoire ne m’a pas emballée. Mais le rythme est soutenu, le suspense omniprésent et j’avais hâte de connaître la fin. Et j’ai beaucoup aimé tout ce qui rapporte aux livres et à l’écriture. A lire, je pense.

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