
Laura Poggioli, jeune romancière d’origine italienne, a appris la langue russe à quatorze ans et à dix-sept, en 2004, elle est partie vivre à Moscou pour continuer ses études. Elle y est restée dix-huit mois dans une cité universitaire, s’y est fait beaucoup d’amis et y est retournée régulièrement des années durant. Elle a rencontré Mitia, son premier grand amour, qui très vite est devenu irrespectueux, insultant et violent. Elle a fini par le quitter au bout d’un an, avec difficulté. Elle a entendu parler des trois sœurs lors d’un séjour récent, en 2019. Sa propre expérience lui a servi pour écrire ce récit à peine romancé.
Été 2018, dans un quartier populaire de Moscou. Krestina, Angelina et Maria sont les trois sœurs Khatchatourian. Elles ont respectivement dix-neuf, dix-huit et dix-sept ans lorsqu’elles sont arrêtées dans leur appartement sordide après avoir tué, ensemble, leur père, de nombreux coups de couteau. Mikhaïl Sergueïevitch Khatchatourian, un homme – limite mafieux – au physique et au mental ogresques, les battait, les violait, les menaçait, les affamait, les humiliait, les déscolarisait, les torturait physiquement et psychologiquement jour et nuit, constamment. Des violences exercées aussi sur leur frère aîné Serioja et sur leur mère, surtout. En toute impunité. Avec l’excuse, plutôt l’aide de l’alcool et la protection des responsables de toutes les institutions car, dit-il en les menaçant en retour si elles se plaignaient ou étaient hospitalisées, “il connaît plein de gens, partout, y compris dans les commissariats” où il s’est même permis de frapper sa femme.
Leur mère, après avoir vécu l’enfer elle aussi, est définitivement partie, poussée par ses filles qui craignaient de la voir mourir sous les coups de son mari. Quand il la chassait, elle finissait toujours par revenir avant que ses filles l’implorent de ne pas le faire.
Maintenant qu’il est mort, elle remue ciel et terre pour obtenir la reconnaissance de la légitime défense et la libération définitive de ses filles. Ainsi que la condamnation à titre posthume de son mari, invraisemblable en Russie.
S’appuyant sur sa propre histoire – certes sans commune mesure avec celle des Khatchatourian – Laura Poggioli la mêle à celle des trois sœurs dans un repli temporel, un compte à rebours d’une dizaine d’années qui nous permet de prendre conscience de ce qu’elles ont enduré et de comprendre le passage à l’acte. Elle le fait avec beaucoup d’empathie pour leur famille et réussit à ne pas nous perdre en chemin malgré les nombreux changements, parfois maladroits, de temporalités et d’histoires, la sienne venant étayer celle des femmes.
Au cours de ses recherches, l’autrice découvre que l’entourage familial et “amical” de la famille était au courant de ce que subissaient les enfants Khatchatourian et leur mère. Nul n’a jamais rien dit, excepté la grand-mère maternelle des filles, qui n’a pas été écoutée.
Quant aux instances sociales, sanitaires, policières et politiques, toutes sont atteintes d’aveuglement total et de surdité profonde.
Le voisinage, s’il s’est manifesté au début, s’est vite retiré car menacé par le père et ses proches.
Le compte à rebours s’arrête là où il a commencé, après le meurtre et l’arrestation des filles. La fin, pas facile à lire, nous l’espérons vivement comme étant le début de la vraie vie des trois sœurs. Le premier beau jour du reste de leur vie en quelque sorte…
Un regard sur le livre. Me voilà revenue dans le noir absolu. Après le trafic de nouveau-nés en Espagne, les violences domestiques au sein des familles russes. Vivement un intermède comique. Un Fabrice Caro par exemple ou un bon vieux polar des familles. Patience…
Les violences domestiques en Russie sont un mal endémique. Comme dans bien des pays, certes. Mais les hommes russes ont atteint des records de violence depuis quelques décennies. Au fil du temps, ce qui était au début « l’exploitation » abusive d’un slogan (“S’il te bat, c’est qu’il t’aime”) a fini par devenir bien plus qu’une affirmation de masculinité dominatrice, même poussée à son extrême
Le confinement lié à la Covid et la promiscuité permanente inhabituelle qu’il a entraînée ont aggravé la maltraitance des femmes et des enfants.
Et ce n’est pas le régime du despote actuel, nostalgique de l’URSS, qui arrangera les choses. Bien au contraire, les violences domestiques ont été dépénalisées en Russie par les ultra conservateurs et l’Eglise orthodoxe. Pas moins ! Et plus de 20 % des femmes russes sont aujourd’hui encore violentées et parfois tuées par leur mari.
Ce procès a divisé l’opinion publique russe, la mettant face à l’injustice, à l’aveuglement volontaire et la collusion des instances politiques, sociales et religieuses envers les femmes martyrisées.
Par ailleurs, l’autrice élargit le sujet en mettant également l’accent sur “l’acceptation”, tout au moins apparente, des violences en tous genres que subissent les femmes et de leur sentiment de “culpabilité”, avec la notion de l’emprise masculine qui les amène parfois à se demander si elles ne provoquent pas, elles, leur mari, leur père ou tout homme de leur famille en n’étant pas assez à son écoute. Pas suffisamment obéissantes et soumises. Elle remet en cause, avec justesse, en se questionnant sur elle-même, la suprématie masculine, le communautarisme, ici arménien, ainsi que la lourdeur des traditions, des coutumes et de la religion qui demeurent inchangées depuis la nuit des temps et restent encore scellées par le secret dans les familles. Sans oublier la peur de la répression en cas de dénonciation.
Un peu maladroit dans la construction par moments, ce premier roman bien documenté est le récit romancé d’une histoire vraie, récente et scandaleuse. Il remet à nouveau sur le devant de la scène les violences domestiques et/ou conjugales inacceptables, toujours d’actualité aujourd’hui et pas seulement en Russie et dans les pays totalitaristes. Les femmes ont de nos jours et dans bien des endroits du monde un droit unique : celui de se taire et de servir les hommes qui les entourent.
Enfin, à titre strictement personnel, Laura Poggioli – dont le second roman Époque, vient de sortir, bien tentant lui aussi – m’a donné l’envie de relire Le docteur Jivago de Boris Pasternak, que j’avais tant aimé et qui, hasard ou coïncidence, vient de ressortir dans une nouvelle traduction chez Gallimard (version brochée et folio récemment)… Et là, je crois que je vais réellement le faire.
Car c’est aussi ça la lecture : avoir envie de relire un (presque) classique en lisant un premier roman ! Si l’appétit vient en mangeant, la lecture vient en lisant…
QUELQUES EXEMPLES PARLANTS
“Être victime, c’est être seule contre une famille qui n’accepte pas qu’on lave son linge sale en public, seule contre la police qui intervient rarement, seule contre ses amis qui disent que son mari la bat parce qu’elle est une mauvaise épouse ou une mauvaise mère…”
“Était-ce moi qui, étourdie par tout ce que j’aimais tant là-bas quand j’y vivais, ne voyais pas l’intolérance ambiante à l’égard des homosexuels, n’imaginais pas non plus qu’une femme sur cinq autour de moi se faisait frapper par son conjoint ?”
“Il y avait de la corruption, des privations croissantes de liberté, l’opposition politique était muselée, les activistes menacés et emprisonnés, les organisations de défense des droits humains démantelées. La justice n’était pas indépendante, les défenseurs des valeurs traditionnelles et d’une vision rigoriste de la famille étaient tout puissants : on le voyait dans le traitement juridique des violences domestiques et de l’affaire des sœurs Khatchatourian”.
Et le plus difficile :
“On y voyait (dans un reportage) une jeune femme appeler la police à plusieurs reprises pour dire que son mari la battait. Elle était en danger. Une policière lui répondait qu’elle ne pouvait rien faire mais qu’elle enverrait quelqu’un sur place si elle était assassinée. On entendait exactement cela. Et la jeune femme mourait quelques heures après cet appel”.