
Fabrice Caro, plus communément appelé Fabcaro par ceux qui le connaissent et l’apprécient, c’est une gueule de perpétuel et sympathique enfant terrible. Et une machine à écrire dans tous les formats livresques, souvent primés et adaptés au cinéma, sur le ton de l’humour absurde ou drolissime. Il a pas mal de cordes à son arc. Auteur de scénarios d’un grand nombre de BD – dont trois numéros d’Achille Talon et un d’Astérix, et la plus célèbre, Zaï zaï, zaï zaï qui l’a rendu célèbre en 2015 –, il a également écrit de nombreux romans, dont celui chroniqué ci-dessous, Broadway. Il a même été musicien pendant ses moments libres.
Je n’avais rien lu de Fabrice Caro, pas même une de ses BD… Je le connaissais de nom et savais qu’il était drôle. Ce que je ne savais pas, c’est ce que je ratais. Mea culpa.
L’histoire, elle est inénarrable, je ne peux vous la raconter en longueur car elle n’existe pas vraiment. A moins qu’il y ait deux histoires – celle du présent de sa vie réelle et celle d’un futur purement imaginaire – mettant en scène un seul et même personnage, Axel, marié, deux enfants.
Au présent et en réalité, Axel reçoit une lettre-type de l’Assurance maladie. L’enveloppe de couleur bleue l’informe qu’il a atteint l’âge raisonnable (cinquante ans) pour faire son premier dépistage du cancer colorectal – rien qu’à écrire cette phrase, je pleure de rire au souvenir de ma lecture. Le hic, c’est qu’il n’a que quarante-six ans ; son âge conditionne tout son questionnement et toute l’histoire au présent.
Un malheur n’arrivant jamais seul, le proviseur du collège de son fils Tristan, âgé de quatorze ans, le convoque pour l’informer qu’il est l’auteur d’un dessin lubrique mettant en scène deux de ses professeurs en train de copuler, avec deux phylactères suggestifs. Et hilarants.
Jamais deux sans trois : sa fille Jade vient d’être larguée par son petit ami et le prend très, très mal…
Axel n’est pas d’un caractère optimiste, c’est même un mélancolique, un frustré de la vie, un désabusé ; ces deux informations le perturbent au plus haut point. Et deux questions l’assaillent en continu : pourquoi la Sécu lui a-t-elle envoyé cette lettre d’un “bleu colorectal” à un âge si peu avancé, simple erreur administrative ou problème grave suspecté ? Et comment son fils qui jouait avec lui aux Playmobil il y a peu a-t-il pu dessiner cette horreur incongrue ?
Il n’aura de cesse pendant les deux cents pages que dure le roman de tourner et retourner ces deux questions dans sa tête et, sans même le dire à son épouse qui semble à l’aise dans sa vie, mènera une double enquête. Pour la lettre bleue il téléphonera aux services concernés (quelle justesse dans ce qu’il nous relate…), pour le dessin il rencontrera les deux professeurs en question, mademoiselle Guiraud et monsieur Charlier et là, on nage en plein délire car la demoiselle est une fort jolie personne.
Ces deux “enquêtes” seront parsemées d’incursions dans sa deuxième vie, celle qu’il s’est imaginé vivre, celle qu’il croit parfois vivre au présent au cours d’échappées mentales. Elle est faite de musique (il est batteur dans un groupe, ce qu’il a réellement été dans sa jeunesse), de jolies filles, de plages et de cocktails ensoleillées et ne comporte ni courriers ambigus, ni enfants désaxés, ni apéros imposés à date fixe chez les voisins du lotissement. La liberté. La vie rêvée des anges…
L’écriture est à la hauteur du contenu : jubilatoire. Ce n’est plus de la plaisanterie, de la rigolade, c’est de l’hilarité pure et simple. Nous sommes dans une autre dimension, en décalage. Si vous n’explosez pas de rire à presque chaque page, c’est que vos zygomatiques sont hors d’usage.
Mais derrière un fou rire qui met les larmes aux yeux, nous retient parfois en demi-teinte une grande mélancolie de la part de l’auteur et/ou de son personnage. Et de l’auto-dérision. L’humour un peu triste n’est jamais grinçant.
Quelques passages sérieux, aussi, avec des réflexions pertinentes et justes sur bien des sujets de la vie courante. Certes son roman est hilarant, mais il sait aussi faire mouche pour nous interpeller quand il le faut.
Un regard sur le livre. Je lis beaucoup de noir. Et encore plus de très noir. Et même du très, très, très noir. Trop, je le reconnais. Alors, quand j’ai vu passer le dernier Fabrice Caro, j’ai sorti Broadway de ma bibliothèque et me suis jetée dessus. Ce sera facile de rattraper mon retard vu le bien que cette lecture m’a procuré et la décision que j’ai prise en le refermant de m’en procurer plusieurs…
Car s’esclaffer en lisant, c’est particulièrement jouissif et le divertissement est un des grands bienfaits de la lecture. J’ai un peu tendance à l’oublier dans mes choix de lecture.
Fabrice Caro sait nous dérider et nous attendrir tout à la fois. Pas évident car il est plus facile de faire verser au lecteur des larmes de peine que de s larmes de rire.J’ai passé un excellent moment de lecture avec Broadway, et je ne peux que le recommander chaudement à tous les amateurs de rire et tous les autres, à tous ceux qui comme moi ne connaissaient pas cet auteur de charme et ses concentrés de bonne humeur. Mais je suis certaine qu’ils ne sont pas nombreux.
QUELQUES MOTS POUR RIRE BEAUCOUP ET RÉFLÉCHIR UN PEU
“Voilà peut-être la vraie définition de l’amitié : un ami, c’est quelqu’un à qui l’on peut demander s’il a reçu un test de dépistage du cancer colorectal”.
“Sa femme Christine l’a quitté il y a deux ans pour un chiropracteur, et je remarque qu’on nomme toujours par sa fonction celui pour qui l’on est quitté, comme si la fonction était déterminante dans la séparation, comme si le fait qu’il soit chiropracteur avait son importanc, un chiropracteur, ben voilà, ça m’étonne pas, ils en ratent pas une ceux-là”.
Une histoire de barbecue vérifiée à tous les coups quand on a reçu une enveloppe bleue, mais pas seulement :
Alex à un voisin : “Tu as prévu une fondue savoyarde pour ton examen de dépistage colorectal ?”
A peine le barbecue débuté, une étrange organisation s’était mise en place, une hiérarchie de meute, d’emblée je suis écarté de la cuisson de la viande, alors même que c’était moi qui recevais, pour être remplacé d’autorité par Miranda, un voisin qui vivait à trois maisons de la nôtre, c’est lui qui avait endossé le rôle de mal alpha chargé de faire cuire la viande, celui qui sait, qui sait exactement quand et comment retourner les saucisses, qui a une connaissance intime du temps de cuisson en fonction de la nature de la viande, de la disposition des morceaux sur le gril en fonction de leur épaisseur et de la braise et de la puissance même de la braise en fonction de sa teinte. A ses côtés, pour le seconder, se trouvaient trois ou quatre mâles bêta, concentrés et attentifs, habilités à émettre des hypothèses, lancer des pistes et des suggestions, mais n’ayant en aucun cas accès à la fourchette, (…), si Miranda avait décidé que cette saucisse n’irait pas au milieu, elle n’irait pas au milieu, c’était comme ça, c’était la vie”.
Sur les restes d’un couple après le départ des enfants. Quel pourcentage de couples “unis” cela concerne-t-il ?
“J’y vois la projection de ce que nous pourrions très bien devenir, Anna et moi, une fois que Tristan et Jade seront partis de la maison. J’y pense de plus en plus souvent, surtout cette année, Jade va passer son bac en juin et si tout va bien elle prendra son envol, nous allons passer de quatre à trois puis de trois à deux, et quel deux deviendrons-nous alors ? A nouveau un couple ? Des parents amputés de membres comme ces gens qui ont perdu une main mais la sentent encore et vivent encore comme si elle se trouvait là ? Des colocataires ? Ou bien passerons-nous naturellement de deux à un dans une suite arithmétique logique et implacable ?”