Rechercher

SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Comme des pas dans la neige ⇜ Louise Erdrich

Comme des pas dans la neige ⇜ Louise Erdrich - louise erdrich - BouQuivore.fr

La sentence, LaRose, L’enfant de la prochaine aurore, Le jeu des ombres, Dans le silence du vent, La chorale des maîtres bouchers, Le pique-nique des orphelins, Ce qui a dévoré nos cœurs, La malédiction des colombes… C’est tout cela Louise Erdrich, et bien davantage. Presque tous lus mais pas tous chroniqués ici faute de temps.
D’origine ojibwé par sa mère, elle a grandi dans une réserve indienne, celle de Turtle Mountain, dans le Dakota du Nord et y a localisé l’histoire de presque tous ses romans qui sont imprégnés de son amour du peuple et de la culture ojibwé, dont elle a toujours voulu honorer les ancêtres et faire entendre la voix. Dans chacune des histoires, il est question de la réhabilitation des racines et de la culture amérindiennes après l’anéantissement progressif et programmé des Indiens par les colons européens.

L’œuvre de Louise Erdrich a été récompensée par de nombreux prix littéraires partout dans le monde, dont le Pulitzer, l’un des plus prestigieux au monde pour Celui qui veille (2021) et La Sentence le Prix Fémina Etranger 2023 en France. Elle est aujourd’hui reconnue comme l’une des plus grandes écrivaines américaines contemporaines et appartient au mouvement de la Renaissance amérindienne.
Engagée jusque dans sa vie de tous les jours, Louise Erdrich vit à Minneapolis où elle a ouvert une librairie – qu’elle a baptisée « Écorce de bouleau» en indien car l’écorce de bouleau était pour les Indiens comme le papyrus pour les Egyptiens –, dans laquelle elle vend des tisanes concoctées selon les recettes de ses ancêtres.

L’histoire, complexe, se déroule essentiellement dans une réserve du Dakota du Nord. Le roman est constitué de deux parties bien distinctes, écrites à vingt ans d’écart et regroupées par l’autrice elle-même dans cet opus. Elle raconte, à travers l’histoire de plusieurs familles d’Indiens Ojibwés, celle d’une seule et même personne : une femme nommée Fleur dans la première partie puis Quatre Âmes dans la seconde, entourée d’une multitude de personnages, dont certains relatent les moments de leur vie liés à la sienne.
Lorsque commence la première partie du récit, intitulée Traces, nous sommes en 1912. De nombreuses maladies ont décimé les Amérindiens chassés de leurs terres depuis des lustres et parqués dans des réserves de plus en plus réduites. L’hiver 1912, particulièrement rude, rend les conditions de vie extrêmement difficiles dans la réserve. La faim et le froid sont perpétuels ; les habitations, de simples cabanes en bois non isolées et mal chauffées, ne permettent pas aux survivants de lutter contre les épidémies successives. La dernière continue de faire des ravages et les morts ne se comptent plus.

Deux narrateurs se succèdent en alternance : Nanapush – le “vieux” de l’histoire à cinquante ans –, Ojibwé facétieux, radoteur, aimanté par les femmes, élevé chez les Jésuites mais soutien indéfectible de son peuple. Il a été marié deux (ou trois) fois et a perdu une petite fille, Lulu. Et Pauline, quinze ans, une adolescente sang-mêlée peu gâtée par la nature (très jalouse de Fleur), curieuse, sournoise, manipulatrice, “menteuse-née, avec le coeur miséricordieux d’un charognard” selon ses propres dires ou, mieux encore comme le dit Nanapush, “devenue une vieille buse confite en prières”, traîtresse et bigote auto-suppliciée qui confond Dieu et Satan dans des délires d’une grande violence. Personnage parmi les plus importants de la première partie mais sûrement pas le plus sympathique, elle n’est pas facile à cerner, on ne sait jamais à quoi s’en tenir, si elle est croyante ou feint de l’être – elle transforme les missions divines en missions sataniques… Par elle vont se succéder bien des malheurs dans la famille de Fleur et de Nanapush.

Personnage principal, Fleur Pillager, dix-sept ans en 1912, porte et vit l’histoire quand Nanapush la raconte. Elle est issue d’une lignée de « medicine women » et pratique la médecine par les plantes qu’elle sélectionne en fonction de la personne pour ou contre qui elle va s’en servir, sous formes de décoctions aux ingrédients et proportions connus d’elle seule.
Belle à faire peur, grande, altière, juste, silencieuse, indomptable, éprise de justice et de liberté, Fleur fascine tous ceux qu’elle rencontre, surtout les hommes qui, tout en la prenant souvent pour une sorcière, “ne la voyaient qu’à travers son corps”. Elle vit seule dans une cabane cerclée d’une forêt au bord d’un lac et vit de pêche et de chasse.  

Ces trois personnages font avancer (et reculer) l’histoire dans le temps, en compagnie de bien d’autres : le père Damien, plutôt sympathique pour un prêcheur blanc, Margaret la dernière femme de Nanapush qui n’a pas sa langue dans sa poche et verse elle aussi dans les visions-sortilèges, Lulu, petite-fille de Nanapush à qui s’adresse le “tu” qu’il emploie dans les pages où il parle.
Dans cette première partie, le passé et le présent se mélangent (pas toujours facile de suivre la chronologie romanesque) en des passages parfois longs relatant des souvenirs, des ragots, des réflexions, des visions, des radotages pendant que se déroulent, en boucle là aussi, moult péripéties et rebondissements.

Traces nous amène à la spoliation et l’effondrement de Fleur, après bien des morceaux de bravoure à nous laisser sur le carreau. Tout comme Fleur, qui termine cette partie plus morte que vive. Elle a cru jusqu’au bout que sa terre, sa forêt de chênes et de pins séculaires et son île échapperaient aux rapaces de l’immobilier ; alors, le jour où ses arbres sont abattus d’un seul coup, son monde s’écroule et elle quitte la réserve seule avec son sachet d’herbes, dans un petit chariot, avec en tête une seule idée, se venger. 

La seconde partie, intitulée Quatre Âmes, est la suite de Traces. Elle se déroule dans une grande ville, Minneapolis. On a changé de lieu mais pas d’histoire. Fleur en est toujours le principal personnage. Elle a quitté la réserve et recherche l’homme qui l’a spoliée – grâce à des duplicités dans la réserve –, pour le tuer. Arrivée à Minneapolis, elle “reconnaît” immédiatement l’immense maison qui a été bâtie avec ses arbres. Elle se fait facilement engager comme blanchisseuse par l’intendante Polly Elisabeth Gheen, sœur de la maîtresse de maison, Placide, dont le richissime mari John James Mauser devient la “cible” de Fleur. Ce à quoi elle ne s’attendait pas, c’est que l’homme soit malade et elle a dû le soigner et le guérir avant de se venger.

De nouveaux personnages entrent en scène dans cette seconde partie, dont deux importants, un homme richissime et une femme, sa belle-soeur. Je n’en dirai pas davantage, les rebondissements alimentent là aussi un suspense omniprésent et les surprises ne manquent pas.

Jusqu’à la fin, dont je ne dirai rien non plus bien sûr, sinon qu’elle m’a serré le cœur.  


Cette fois encore, Nanapush mène la narration. Pauline a disparu de la circulation. Le vieil homme, toujours aussi bavard et plongé dans ses visions passéistes, est  accompagné dans son récit de Polly Gheen et de Margaret, dont le rôle a été important tout au long de l’histoire – elle est la femme de Nanapush et la mère d’Eli, grand amour de Fleur. Elle vient par deux fois apporter sa voix et son grain de sel pour clarifier bien des choses, tout à la fin de l’histoire.

L’écriture comme la traduction hors pair de Michel Lederer varie selon les intervenants. Il faut souligner la richesse et la variété de style des dialogues (un peu trop rares) selon les personnages et un suspense qui va crescendo à mesure que le rythme s’accélère et s’adapte lui aussi aux péripéties de l’histoire.
La plume est à la fois complexe, mêlant, tout comme le fait l’histoire, le passé lointain et un présent précaire, les narrateurs avec leur voix singulière ; et des événements et situations qui reviennent dans plusieurs récits, sans qu’il soit toujours facile de les situer dans le temps. D’autant que des événements majeurs sont à peine évoqués quand des faits de rien du tout sont montés en épingle et commentés pendant des pages et des pages par le narrateur ou la narratrice du chapitre. Nous ne sommes jamais perdus et, quand nous croyons l’être, Louise Erdrich revient nous chercher par la main.
Ce diptyque demande une attention constante du lecteur, et lui fait tourner les pages en quatrième vitesse quelques paragraphes plus tard. A la manière d’un thriller. Comme des pas dans la neige est un livre qui se mérite et ne peut se lire en surface. Une exigence en hommage au peuple amérindien tout entier.

La prose de Louise Erdrich, qui a évolué entre les deux parties, a gardé sa profondeur, sa force et sa poésie. Avec un humour et une autodérision, portés par Nanapush, plus présents que dans ses précédents romans, ainsi qu’un suspense constant, entretenu par des indices laissés en des endroits stratégiques et inattendus.

Un regard sur le livre. Avec constance, Louise Erdrich avance sur la voie même posthume de la reconnaissance de son peuple. Incapable de tourner la page, elle ne cesse d’écrire sur lui. Ses ancêtres l’accompagnent.

Ce “double” roman écrit en deux fois vaut d’abord et avant tout par son personnage principal, Fleur Pillager. Rarement un personnage romanesque aura eu une telle présence physique et une telle force psychologique. Capable d’aimer et de haïr jusqu’à l’extrême et d’être aimée et haïe en retour. Trahie parfois mais toujours respectée, crainte, seule. Symbole absolu de son peuple, qu’elle porte en elle et derrière elle. Les personnages qui l’entourent ont un profil psychologique intéressant, toutes et tous très forts dans ce qu’ils sont et nous racontent mais, dès qu’elle entre en scène, Fleur ou Quatre Âmes les relègue presque au rang de figurants. Tous, y compris le narrateur principal. Et dans les deux parties.

Dans ce dernier roman, les esprits des vivants et des morts (les âmes “qui reviennent”) sont plus nombreux que dans les précédents car les Amérindiens sont de moins en moins nombreux. Les mesquineries, les trahisons, les complicités, les actes de sorcellerie, et les exactions et persécutions  commises par les Blancs pour déposséder totalement les Indiens du peu qui leur reste ont atteint leur but. Elle ne les abandonne pourtant pas et s’intéresse autant aux esprits morts qu’aux vivants. Elle en parle au présent, comme s’ils faisaient partie intégrante du paysage et de l’histoire, et ne se résignera jamais à considérer son peuple comme ayant été.

De nombreux thèmes sont abordés, dont l’importance de la religion, représentée ici par le père Damien, un jésuite modéré qui aime discuter avec Nanapush, mais se place au côté des Blancs en cas de conflit. Et par le personnage de Pauline.
Sujet récurrent dans l’œuvre de Louise Erdrich : l’alcool, premier et ultime fléau apporté par les Blancs. Bien plus ravageur qu’une épidémie car sa consommation n’est pas limitée dans le temps, il touche pratiquement tous les Indiens de la réserve (et de toutes les réserves depuis, avec les opiacées)… Il a largement contribué au déclin cognitif, intellectuel et sociétal des derniers Amérindiens, les dépossédant de toutes leurs fonctions physiques et mentales. Les crétinisant. Sans retour en arrière possible.

Nous lisons ces terribles paroles, dans la bouche de John Jimmy Mauser :
“Je sais quelle folie s’est emparée de ces gens-là ! Le modèle ancien, celui de l’ancien guerrier, a disparu. Il ne reste plus que les propres à rien, la ligne de l’humanité, les pauvres types. (…) Les réserves sont des endroits misérables, alors autant les vendre et effacer toutes traces de leurs anciens occupants. Voilà ma théorie. Que les Indiens aillent s’entasser dans les grandes ou les petites villes ou qu’ils survivent là où ils le peuvent. imaginer que leur tribu puisse renaître un jour, c’est le comble de la stupidité. Il ne reste plus rien ! (…)
“Nous ne pouvons pas l’aider, il faut que vous le compreniez. Ce truc est du poison pour eux. C’est leur ruine. Sans l’alcool, ils nous auraient vaincus et ils auraient gardé leurs terres. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. Une seule goutte, une cuillère à café, et ils sont condamnés ». 


Enfin, l’amour, bien sûr, nous sommes en territoire “indien”, est présent partout, même quand on s’y attend le moins. Et sous toutes ses formes. C’est grâce à lui que certains personnages réussissent à s’en sortir en conjurant le pire. Et que certains s’amendent.

Je dirai pour finir que cet opus n’est pas le premier roman de Louise Erdrich que je lis, et n’est certes pas le dernier. Mais celui-ci, prégnant au possible, me laisse sur une note nostalgique, pour ne pas dire de désespoir par moments. Par moments seulement car le rai lumineux de l’espoir n’est pas totalement absent de la fin et l’on veut y croire. Un coup de cœur bien sûr pour cette Fleur si belle. Un roman que je vous recommande si vous avez déjà lu cette autrice, car il est un plus complexe que les précédents. Et si ce n’est pas le cas, commencez plutôt par L’enfant de la nouvelle aurore ou LaRose pour vous imprégner de la plume de Louise Erdrich. Plaisir de lecture garanti pour toute son œuvre.

Enfin, je ne remercierai jamais assez Francis Geffard (et Christine Carriat) de me faire connaître les auteurs nouveaux ou anciens de sa prestigieuse Collection Terres d’Amérique qui recèle des trésors littéraires.

Laisser un commentaire