Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Poulets grillés ⇜ Sophie Hénaff

LES CINQ PREMIERES LIGNES : « Debout devant la fenêtre de sa cuisine, Anne Capestan attendait l’aube. D’une gorgée, elle vida la tasse en porcelaine et la posa sur la toile cirée en vichy vert. Elle venait de boire son dernier café de flic. Peut-être ».
EN DEUX MOTS Sophie Hénaff mêle avec brio comédie sociale et roman policier et ses personnages démêlent trois affaires en même temps. Le tout avec un humour décapant et une attention bienveillante. Une « affaire » à suivre…
Sorti en 2015 chez Albin Michel, puis en poche au Livre de Poche en novembre 2020. (Premier) roman policier. 332 pages.
Sophie Henaff portrait
Poulets grillés ⇜ Sophie Hénaff 2

L’auteure. Avant d’écrire ce premier roman policier, suivi de deux autres depuis, toujours chez Albin Michel : Rester groupés (2016) et Art et décès (2019), Sophie Hénaff était journaliste à Cosmopolitan, où elle tenait une chronique humoristique, et traductrice anglais-français. Poulets grillés a reçu plusieurs prix littéraires, dont le prix des Lecteurs du Livre de Poche.


C’est l’histoire d’une équipe de bras cassés comme les aurait appelés Marie-Sabine Roger. De « poulets grillés », en clair des flics pas forcément véreux mais personae non gratae dans tous les commissariats. Trop jeunes pour la retraite, ils sont finalement affectés dans un service « spécialement » créé pour eux : les « Cold case » (les « affaires classées ») pour ceux et celles qui ne connaîtraient pas la série policière américaine. Le message des gradés a été clair : « On nettoie la police pour faire briller les statistiques. Les alcoolos, les brutes, les dépressifs, les flemmards et j’en passe, tout ce qui encombre nos services mais qu’on ne peut pas virer, on le rassemble dans une brigade et on l’oublie dans un coin. Sous votre commandement ».
Plus loin encore, une autre définition des « poulets grillés » version Direction : « Vous êtes là uniquement parce qu’on ne peut pas vous révoquer ! coupa Buron en martelant chaque syllabe. Ça va rentrer ? On vous paye pour jouer aux dominos ou tricoter. Demandez à Evrard de vous apprendre la belote et fichez-moi la paix une bonne fois pour toutes, commissaire ».

le commissaire est une commissaire

A la tête de la « brigade », la pourtant brillante commissaire Anne Capestan, 37 ans, dont 15 de bons et loyaux services, championne de tir (trop) prompte à tirer, suspendue depuis six mois à cause justement d’un tir de trop qui a entraîné non seulement cette suspension mais également le départ de son mari dès le lendemain.

Sous sa coupe, en vrac : la déjantée et sympathique capitaine Eva Rosière, flique et auteure de « polars en série » qui a décroché le jackpot en les faisant adapter en « série policière » mais continue de travailler « pour le plaisir ». Seules conditions : emmener son chien le facétieux Pilou avec elle en toutes circonstances et superviser la (re)déco du commissariat qui laisse pour le moins à désirer. Louis-Baptiste Lebreton, ancien commandant de l’IGS, veuf non encore remis après huit mois de la mort de Vincent, son compagnon de 12 ans. Les capitaines Merlot, alcoolique démonstratif et Orsini (ancien de la brigade financière après avoir été professeur de piano !), ami des journaleux. Les lieutenants Evrard, jeune femme, de la Brigade des jeux, elle-même accro aux jeux de hasard et Dax, exclu de la Cybercriminalité.

Et mon préféré, le lieutenant José Torrez, porte-poisse notoire et absolu, chat noir policier, au passage (à la vue même) duquel les autres se signent en fermant les yeux. Son surnom est Scoumoune.

Si j’en ai oublié un ou deux au passage, c’est que leur rôle est minime et/ou que le nombre de recrues a évolué (à la baisse) par rapport à ce qu’avaient prévu les instances dirigeantes du 36, qui avaient annoncé une petite quarantaine officiellement, une vingtaine escomptés par la commissaire.

Le « commissariat » est… un appartement. Situé dans le quartier Saint-Denis de Paris, il est vaste et haut de plafond, « vétuste mais lumineux, chaleureux » selon Anne Capestan. Le matériel, comme le mobilier hétéroclite, est minimaliste : bureaux brinquebalants, chaises dépareillées, téléphones en bakélite… La voiture est vieille à l’intérieur comme à l’extérieur aussi et le gyrophare est trop beau, donc superflu pour eux. On dirait presque que les autorités ont fait le tour des débarras de tous les commissariats du coin et chargé le plus laid dans une camionnette… Comme promis, et comme l’a dit le grand chef Buron, « la Maison s’est occupée de tout » et « Tant qu’à se débarrasser des flics, autant se débarrasser des meubles ! »
Le temps de s’installer dans ce commissariat insolite et de faire plus ou moins connaissance avec les enquêteurs recrutés, présents en petit nombre, il est l’heure de se mettre au boulot et le boulot, lui, ne manque pas. Ils n’ont même que l’embarras du choix. Leur ont été livrés des cartons couvrant tout un mur et remplis à ras bord de dossiers non élucidés concernant des affaires de toutes sortes allant du vol à la tire au meurtre présumé, en passant par les arnaques, des trafics en tout genre et des violences urbaines ou familiales.

Après plusieurs jours d’épluchage acharné de tous ces dossiers, quatre seulement ont semblé dignes d’intérêt pour l’équipe : un modeste trafic de hashish, le meurtre d’un marin (vieux de vingt ans), celui d’une vieille dame, déguisé en cambriolage (huit ans auparavant) et celui de la veuve du marin aujourd’hui. Le dernier ne sera connu qu’à la toute fin. Le premier dossier impliquait le fils d’un notable ; il est écarté de suite, affaire classée.

Les autres par contre et par « le plus grand des hasards –, semblent liés et le sont bel et bien dans la seconde partie de l’histoire.
L’action se bouscule de plus en plus vite. Entre deux tournois de fléchettes, la création d’une cuisine aménagée, des après-midi déco-pose de papier peint ou une soirée spaghettis, les flics… enquêtent, se déplacent, questionnent, investiguent…

L’écriture est très à la hauteur de l’histoire et de ses personnages, avec des dialogues savoureux. Fluide, drôle – les passages concernant Torrez Lapoisse sont à mourir de rire ­–, pleine d’à-propos. Ainsi qu’une inénarrable course-poursuite entre un vélo et une… motocrottes, en plein Paris !
Plaisante en tous points, surtout quand l’autrice nous offre de belles descriptions. Comme ici, à l’occasion d’une virée professionnelle dans la Creuse :
« La départementale sinuait entre collines, champs et forêts. Capestan, le nez au vent, découvrait ce que le terme d’automne pouvait recouvrir comme réalité. Fini l’unité chromatique des villes ou le vert infini des sapins de montagne, ici la nature faisait valser ses couleurs. Les chênes en rouge et orangé, les châtaigniers en brun, les hêtres éclatant de jaune : chaque espèce accordait sa réponse à octobre. Le vert des prairies parachevait ce camaïeu tout droit sorti d’un fantasme écolo. Pas un bruit, pas un gris, et partout une odeur de naissance du monde. Un air franc et plein, qui nettoyait chaque cellule d’un coup et montait au cerveau encrassé du citadin ».

de l'humour plein les pages

Quelques petites phrases bien roulées, bien senties et pleines d’humour, ont pour moi valeur d’aphorismes. Ainsi sur la poisse, sujet qui me concerne de près et me fait bien rigoler (jaune) : « Les fous jouent avec la mort, pas avec la poisse. La poisse vous promet le pire : la maladie, la ruine, l’accident, pour vous, vos proches, à petit feu et sans gloire. La poisse gangrène là où on ne l’attend pas ».
Pour « la forme » justement, un tout petit bémol quand même : l’ensemble est parfois un peu longuet et redondant. Bon, c’est juste pour dire…

Mon regard sur le livre. Que du positif. Dans ce premier opus ce n’est certes pas l’enquête qui prime, raison pour laquelle j’en parle si peu, mais la présentation de toute l’équipe et la cohésion entre ses membres, aussi disparates et déjantés que possible. Il faut dire que leur commissaire Anne Capestan s’y attache petit à petit, les observe à leur insu et finit par souhaiter une entente et une solidarité vraies dans l’équipe. Un peu comme celle du commissaire Grenouille (oups, le commissaire Merhlicht) dans la série policière de Nicolas Lebel, très hétérogène elle aussi au départ et que je vous conseille vivement.

Quand elle les sent un peu moins concernés par le travail, elle fait tout pour leur remonter le moral et les inciter à se remotiver. Leur disant, alors qu’elle les entend se plaindre des conditions de travail notamment : « Sauf qu’aujourd’hui, justement, la paperasse qui prend 70 % du boulot : fini. Les rondes de nuit, les corvées de cimetière, les camés qui tapissent les toilettes du commissariat : fini. On est libres de faire le métier tel qu’on le rêvait quand on s’est engagés. On enquête sans pression, sans procédure à remplir, sans comptes à rendre. Alors, on profite au lieu de geindre comme des ados privés de boum. On appartient toujours à la Police judiciaire, on forme juste une branche à part. Une chance pareille, il n’en passera pas deux ».

Certains sujets sociétaux importants ont également toute leur place dans les pages, je pense en particulier à la discrimination sexuelle au sein de la police, mais je vous laisse découvrir les autres…

Je dirai pour finir que je me suis bien amusée à suivre les histoires de ces sympathiques Poulets grillés et les péripéties de leurs enquêtes. J’ai pensé à Marie-Sabine Roger pour la bienveillance de l’autrice et à Nicolas Lebel pour la « fantocherie » des personnages et la bienveillance aussi. Sûr que je suivrai leurs autres aventures, deux sont déjà dans mes « starting-reads ». Entre deux gros folios lourds pour les mains et les neurones, mais pas seulement. Cette autrice, que je viens de découvrir grâce à Cunégonde qui écrit dans ces pages, peut se dévorer en tout lieu et en toutes circonstances. Avec bonheur.

ALORS, A QUOI CA SERT DE LIRE ? Ici, simplement à se distraire sans s’abêtir. Entre deux bons gros pavés.

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