Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Seule en sa demeure ⇜ Cécile Coulon

Les cinq premières lignes : Par un beau dimanche de mars, où le soleil poussait doucement l’hiver hors des forêts obscures, Jeanne Marchère mourut dans la travée principale de la petite église des Saints-Frères. Elle avançait, devant son fils et son époux, le dos bien droit, trois nattes de cheveux blonds enroulées à la nuque ».
EN DEUX MOTS Un beau roman aux accents classiques, écrit d’une plume littéraire, avec des personnages féminins incarnés, une histoire prenante et un dénouement inattendu. De la belle ouvrage.
Sorti en août 2021 chez L’Iconoclaste. Roman. 333 pages.
Cecile Coulon portrait
Seule en sa demeure ⇜ Cécile Coulon 2

L’auteure. A seulement la trentaine, Cécile Coulon, originaire de Clermont-Ferrand, a remporté le prix littéraire du journal Le Monde avec Une bête au Paradis. Son septième roman ! Quand elle avait déjà reçu celui des Libraires en 2017 pour son troisième, Trois saisons d’orage. Outre ses romans qui tous ont reçu un accueil public et médiatique chaleureux, elle s’est aventurée au fil de cette carrière déjà bien remplie au théâtre, aux essais (Les Grandes villes n’existent pas, Le Seuil) et à la poésie avec Les ronces (2018) qui a reçu trois prix littéraires dont le prix Apollinaire, puis Noir volcan (2020), tous deux au Castor Astral ; sans oublier des écrits pour la jeunesse. Le moins que l’on puisse dire est quec’est une auteure prolixe et précoce puisqu’elle a écrit Le Voleur de vie, son premier roman, à 16 ans !

L’histoire. La France profonde (ici le Jura), à la fin du XIXe siècle, sa bourgeoisie désuète et ses mariages arrangés… Aimée, jeune fille innocente de 18 ans est présentée par ses parents, Amand et Josèphe Deville, à Candre Marchère, que la famille a rencontré lors d’une foire aux chevaux. Les parents ne sont pas éternels et au XIXe siècle, une fille non mariée a peu de chances d’avoir une belle vie… Or Amand Deville ne souhaite que le bonheur de ses enfants. Claude, son neveu-fils sera soldat, sa fille « bien mariée », alors sa femme et lui pourront vieillir et partir tranquilles.

A 26 ans, orphelin et veuf (après quelques mois de mariage), Candre est un homme triste, inconsolable, immensément pieux, au point de trouver en Dieu son unique réconfort. Grand propriétaire terrien, dont une immense forêt productrice de bois dans le Jura, la forêt d’Or, il est très riche grâce au travail de son père. Et de bonne réputation, ce qui rend évidente l’intention des parents d’Aimée de les marier.

Le mariage n’est pas « consommé » le jour même ni les suivants. Peut-être parce qu’elle a attendu trop longtemps, avec un mélange d’appréhension, de curiosité et de désir non identifié, ce moment que son mari seul avait le pouvoir de décider, ou bien parce que la mort prématurée d’Aleth, la première femme de Candre l’a terrorisée, Aimée s’est physiquement bloquée, son corps refuse dans un premier temps tout rapport sexuel. Elle finit pourtant par se laisser « séduire » et même par y trouver, non sans culpabilité, un plaisir certain. A 18 ans, elle sort de la « couveuse familiale », elle découvre enfin son corps et son esprit qui, lui aussi titillé par le lieu et ses personnages, va s’éveiller en même temps. Elle devient curieuse, de tout ce qui la concerne mais pas seulement et tente d’analyser, à présent mariée, tout ce dont personne ne lui avait jamais parlé auparavant, pas même son cousin adoré.

Très vite, sa vie bascule. Petit à petit tout devient mystère, l’atmosphère s’épaissit à l’intérieur et à l’extérieur de la maison. La peur et les fantômes s’immiscent dans l’esprit d’Aimée. Elle et Candre ne sont pas seuls dans la demeure. Outre Aleth, toujours présente dans l’esprit des vivants, y vivent Henria, la bonne, et son fils Angelin, qui est muet. Henria a élevé Candre avec son fils après la mort de sa mère. Angelin ne vit pas dans la maison. Il a envers Aimée une attitude qui l’intrigue, ce dès le jour même du mariage : il cherche et fuit son regard.

Pour que sa femme se sente mieux, Candre lui demande ce qui la rendait heureuse chez ses parents et qu’elle n’a pas ici. Quand elle lui dit qu’elle apprenait à jouer de la flûte, Candre trouve une professeure renommée du Conservatoire de Genève, qui accepte malgré les deux heures de calèche lui donner des cours une fois par semaine. Emeline Lhéritier fait son entrée dans l’histoire et son rôle sera prépondérant. Aimée trouve un vrai réconfort en sa présence, elle attend sa venue avec impatience, des liens forts se nouent entre elles, des désirs inavoués, une sorte d’amitié amoureuse.

Tout s’emballe, les choses se précipitent, des événements surviennent, auxquels Aimée ne comprend rien. Elle se sent en péril et demande conseil à Claude, son frère-cousin, dont la réponse l’angoisse davantage. Elle décide alors de découvrir seule ce qu’on lui cache, quitte à se mettre en danger.

Après deux parties de facture quasiment classique tant dans l'écriture que dans le contenu, une troisième bascule l’histoire dans le roman d’aventure et le récit gothique. Il est question de diable, de sang, de tombes, de fantômes, de fossoyeurs, de croix, de chevaux affolés... Le mystère est à son comble, la tension monte et reste vive jusqu’à la toute dernière page qui contient à elle seule un dénouement à la fois révoltant et évident. Mais totalement inattendu.

L’écriture est celle d’une « grande dame » de la littérature. Par grande j’entends juste un peu moins jeune que Cécile Coulon, même si elle a déjà à son actif plusieurs romans tout aussi bien écrits, pour ceux que j’ai lus. Elle fait partie de ces heureuses et rares écrivain(e)s qui n’ont guère besoin que leur plume s’affermisse et s’embellisse avec la patine du temps. Elle est douée de nature, comme le furent bon nombre d’auteurs classiques, auxquels elle m’a souvent fait penser ici. Inspirée ou non de ses lectures de jeunesse, sa plume est spontanément belle. Empathique, romantique, poétique, réaliste quand les corps ou les cœurs s’emmêlent.

Mais aussi suspensive en introduisant des indices importants par-ci par-là, juste un mot parfois, souvent un adjectif qui en dit long. Des mots jetés comme ça, au beau milieu d’une phrase « normale » et qui font tache parmi le reste, qui sont là pour nous dire en toute discrétion Attention danger. La plume se fait désuète aussi, parfois, pour exprimer la naïveté d’Aimée à travers ses pensées. Et un peu trop gore à mon goût aussi par moments, c’est vrai mais c’est un peu la marque de fabrique de Cécile Coulon qui ne recule devant rien.

Mon regard sur le livre. Un coup de cœur. Pour l’histoire, celle d’un mariage arrangé qui « semble d’un autre temps » mais ne l’est pas vraiment et pour son écriture qui l’illustre à merveille.
Tous les personnages, justement prénommés et finement dépeints, ont quelque chose qui nous les fait aimer ou détester. Celui d’Aimée est tout particulièrement fouillé. C’est une jeune fille romantique, devenue femme avant de savoir ce que ce mot recouvrait véritablement. Mariée pour « obéir » à son père tout en essayant de se persuader que s’il a choisi, lui, Candre, c’est pour son bien à elle. Alors, pourquoi pas cet homme, si apprécié ?
« Elle avait grandi auprès d’hommes de guerre, de vaillants, à la voix haute, des hommes de force, et soudain Candre semblait si différent, si féminin. Il n’avait ni les manières ni le ton d’une femme ou d’une jeune fille, mais sa façon de ne jamais se mesurer à ses semblables ».

Pourtant, comme les héroïnes de son siècle, elle a envie d’aimer et d’être Aimée en retour, elle espère mieux cerner son mari et l’aimer avec le temps. C’est peut-être ce rêve d’amour qui justifie l’emploi du conditionnel avec son « si » largement sous-entendu au moment où elle est sur le point d’arriver chez son mari. Utilisation rare aujourd’hui sur une vraie longueur, et qui servait autrefois notamment aux enfants pour se raconter des histoires auxquelles ils ne croient qu’à moitié, ou auxquelles ils aimeraient croire : « On dirait que… », « il y aurait un fantôme caché dans le placard », « le prince tomberait amoureux de la pauvrette »… Entre imagination et rêve. Si c’est bien pour isoler les rêves d’Aimée des faits réels, cela dénote alors une belle maîtrise de la langue française. Ainsi lisons-nous :
« Le domaine Marchère lui apparaîtrait nettement, comme un paysage après la brume. Une fois le brouillard des sapins levé sur la colline, Aimée retiendrait dans sa gorge un hoquet de surprise : jamais elle n’aurait vu un lieu pareil, jamais elle n’aurait pensé y vivre ».
Puis, d’un coup, la réalité, l’arrivée devant la bâtisse de pierre et de bois se fait à l’imparfait immédiat mêlé au conditionnel des pensées d’Aimée. Avant de passer au passé simple pour les faits qui commencent véritablement avec le mariage.

Autre personnage fort de l’histoire : Henria, à la fois mère de substitution et bonne du maître des lieux, qu’elle vénère littéralement. Large et forte comme un taureau, elle travaille sans relâche, intervient dans l’organisation de la société d’exploitation forestière et prend soin d’Aimée, qu’elle impressionne beaucoup, dès son arrivée. Elle veille aussi sur son fils naturel, Angelin, mais de loin. Détentrice de tous les secrets de la lignée des Marchère, au courant de tout ce qui se dit parmi les ouvriers et dans le village, Henria s’avère la plus efficace, la plus « arrangeante » et la plus redoutable pour Aimée, qui comprend qu’il se passe des choses étranges, que c’est probablement Henria qui détient les clefs de tout et qu’elle est toute puissante.

Les autres personnages vont et viennent dans les pages, leur rôle évolue avec le déroulement de l’histoire. Ce sont principalement Cambre, assez passif au demeurant, Angelin, lui aussi bien-nommé, et Emeline qui, par sa manière d’enseigner la musique avec le corps tout entier, elle, contribue largement à l’éveil des sens chez Aimée. Mais si j’ajoutais quoi que ce soit d’autre ici, je dévoilerais quelque secret trop tôt. Ou pire, un pan de l’intrigue.

A noter aussi que les lieux ont une grande importance dans les romans de Cécile Coulon, comme la ferme dans Une bête au Paradis. Ici pour l’intérieur c’est la maison dans sa globalité et certaines pièces en particulier : la chambre d’Aimée et son grand lit, la salle « de musique »…
A l’extérieur, un décor de ténèbres presque gothique : la forêt, omniprésente, dense, qui enserre et étouffe la maison, l’église très (trop) fréquentée, autant d’endroits qui jouent un véritable rôle et influent sur la vie d’Aimée, les bois tantôt la protégeant tel un cocon, tantôt l’effrayant par leur obscurité.

Comme nous lisons ici, alors que la forêt se fait menaçante :
« Il lui semblait que la vie humaine avait déserté ces terres, que les larges étendues de son enfance au clos Deville s’éloignaient. De là où elle se trouvait Aimée ne voyait que des bois, serrés, du vert et du noir jusqu’à l’horizon, même la route engloutie à grands sabots paraissait invisible. Il ne subsistait dans ce paysage terrible aucune trace d’humanité, sinon le souffle régulier de ce mari qu’elle connaissait à peine ».

Et plus loin, la forêt toujours ténébreuse :
« En cette saison, les arbres se rapprochaient des hommes : leurs doigts attrapaient les vestes, grattaient les cheveux, froissaient les pantalons, les feuilles rousses dessinaient sous le ciel un deuxième toit pourpre, les ouvriers marchaient sous une mer de sang suspendue aux branches, l’air circulait à peine, prisonnier entre les troncs larges comme des cercueils. La terre suffoquait, écrasée par ces géants… ».

La maison elle aussi semble faire partie de l'histoire, vibrer avec les personnes et ressentir les mêmes sentiments : « Non, dans le soir, son cœur fanait ; ses pétales, un à un, noircissaient, séchaient, sous ses pieds le sol se dérobait, comme si la maison cherchait, elle aussi, à se terrer, à échapper à ces paroles. Candre la regardait, toute chose dans cette pièce lui semblait vaine. La lumière trop basse, la méridienne trop large, le bois si foncé, rien n’était à sa place ».

Impossible de ne pas penser à Rébecca de Daphné du Maurier ou aux sœurs Brontë ; ou même à Maupassant, ce dernier ayant relaté parfois de véritables horreurs dans ses nouvelles et ses romans. Un compliment mérité pour une auteure si jeune et si douée que d’être « comparée » aux grands classiques… Je suis persuadée que bon nombre d’œuvres classiques seraient aujourd’hui appelées romans noirs

Autre attrait du roman : si les non-dits, les mensonges, les désirs inavoués, et les secrets de famille sont quasiment toujours au rendez-vous des intrigues romanesques et des sagas familiales et s’ils y sont prisés par les lecteurs, ici ils sont le lit sur lequel repose toute l’histoire qui ne tourne autour de rien d’autre. Une personne, une seule, un fait, un seul en ont entraîné d’autres en cascade et la vie de tous a basculé dans le drame.
A noter une scène particulièrement émouvante entre Amand et Claude enfant qui concerne un secret trop lourd pour Amand et dont il aimerait se soulager. Très proche de Claude, il lui propose un « échange de secrets » et l’opération réussit, même si le secret de l’enfant est ridiculement minime à côté de celui d’Amand. Les deux en sont heureux et se sentent plus fortement liés par ce secret dévoilé. Derrière cette scène se pose une question récurrente en littérature et dans la vraie vie : les secrets, tous les secrets, doivent-ils rester secrets ? Doivent-ils exister ?

Seule en sa demeure nous permet de réfléchir sur un autre sujet : les jeunes filles en fleurs comme Aimée ne sont pas totalement absentes du monde d’aujourd’hui, en dépit des réseaux sociaux. Les mariages arrangés non plus, à preuve les raouts qui n’ont pas totalement disparu dans les hautes classes de la société, même si jamais les buts avoués ne pourraient s’avérer des mariages, non plus arrangés mais de convenance.

Si vous aimez les héroïnes romantiques, les ambiances mystérieuses et les secrets enfouis dans le tréfonds des âmes, ce livre est pour vous. Si vous avez lu un ou deux classiques du XIXe siècle, ce livre est pour vous même si vous trouvez que l’auteur(e) fait plus jeune que son âge. Si vous ne les avez pas lus, courez les acheter et les lire avant ou après Seule en sa demeure !

Alors, à quoi ça sert de lire ?
Ici à comprendre qu’à travers la constance des thèmes et des intrigues sur plusieurs siècles, il y a un lien entre les écrivains. Et que ce lien c’est la littérature
.


DEUX EXTRAITS

Dans la bouche de Candre, une réflexion plutôt juste mais à nuancer :
« Dieu a créé l’homme et les animaux terrestres le même jour, répondit-il. Il n’y a aucune raison que je les traite différemment. Sans compter qu’on n’est jamais trahi par un cheval, un cochon ou une abeille. »

Une bien belle description de la forêt en automne :
« La chaleur persista plusieurs jours sur la forêt d’Or avant qu’un vent léger n’enrobe les sapins, ne secoue les feuillages hauts et ne pousse dans le sol insectes et renards. La plus belle des saisons s’abattait sur le domaine : le rouge avait envahi les cimes et les mousses, les joues et les nez, on se couvrirait de linge comme les blaireaux se couvrent de terre, on attendrait que le ciel remonte, telle une voile gonflée, pour sortir de nouveau, et dans la grande maison où chaque chose, à sa place, grinçait, dans ce bouleversement d’automne ».

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