L’auteure. Pilar Quintana, écrivaine colombienne renommée dans son pays, n’est pas connue en France, sinon par les hispanophones. Avec ce roman, La Chienne, le premier paru en France, gageons qu’elle sera reconnue et appréciée.
L’histoire. Quand elle adopte par le plus grand des hasards une petite chienne d’une portée de six jours, dont la mère vient de mourir probablement empoisonnée, Damaris n’obéit qu’à un coup de tête, qui se transforme très vite en coup de cœur.
Damaris vit avec son mari Rogelio dans un cabanon sur pilotis, situé sur une falaise d’une contrée colombienne enclavée entre le Pacifique et la jungle sauvage. À marée haute le sable est submergé et les sorties pour se déplacer d’un village à l’autre sont impossibles. Les conditions de vie sont difficiles, l’argent manque ; ce sont la mer et ses marées qui régissent leurs journées. Rogelio est pêcheur en mer et elle fait le ménage dans les maisons de riches.
Damaris aborde la quarantaine avec tristesse. La source de sa mélancolie n’est pas la précarité mais le mal d’enfant, qui a compliqué puis distendu les liens du couple. En plus de vingt ans, Damaris n’est jamais tombée enceinte. C’est le drame de sa vie. D’autant que dans sa propre famille les enfants ne manquent pas. Tout comme les remarques ou les questions sucrées-salées. Cette absence de maternité, dont nous ne connaîtrons pas le ou la « responsable », s’ajoute à un traumatisme vécu dans l’enfance que nous découvrons au début de l’histoire, et fait de Damaris une femme qui ne connaîtra jamais de bonheur véritable et vivra une histoire compliquée avec son mari, faite de bas et de hauts même s’ils restent ensemble, sans presque se parler. Cette absence d’enfant est pour elle une véritable épreuve, plus qu’une maladie, presque une malédiction ; quand elle adopte la chienne elle est loin de ne plus y penser.
Forcément, et « inconsciemment », cette petite chienne aveugle et incapable de marcher, qu’elle porte plusieurs semaines dans son corsage et qu’elle nourrit à la mie de pain mouillée de lait, s’appelle Chirli. Et Chirli, c’est le prénom qu’elle aurait donné à sa fille si elle en avait eu une. Chirli la chienne sera aimée et gâtée comme Chirli la fille l’aurait été. Elle cristallisera tout ce que Damaris porte en elle d’affection et de générosité. Son mari, d’abord réticent car il a déjà trois chiens, finira par « accepter » la présence de la chienne. Elle voit ce chiot tombé du ciel comme une nouvelle raison de vivre et d’espérer. « Quelqu’un » à aimer.
Les semaines et les mois passent. De minuscule chiot dépendant, Chirli se transforme en jeune et belle chienne joueuse collée à sa maîtresse. Comme un petit enfant.
Jusqu’au jour où elle disparaît. Telle une « adolescente », elle cherche à s’émanciper, à vivre sa vie de jeune chienne. Après l’avoir cherchée en vain pendant des jours, Damaris se perd en conjectures. Elle bascule à nouveau dans la détresse, remettant l’échec de sa vie sur la table, se remettant elle-même en cause : l’infécondité, le traumatisme de l’enfance, son mariage raté…
Le livre est court. La tension se fait de plus en plus forte pour Damaris, et pour le lecteur. La peine de Damaris mue en sensation d’abandon, de trahison puis en un désespoir profond mêlé de colère. Je n’en dirai pas plus ; tout ce qui précède est narré dans les premières pages. Je vous laisse découvrir la suite et la fin. Une boîte de mouchoirs à portée de main pour certain(e)s.
L’écriture est sobre, simple, comme les personnages. Elle décrit les sentiments de Damaris et libère une sorte de lyrisme « qui s’ignore » tant les mots sont discrets mais forts. Le roman souffre peut-être d’une certaine distance entre l’héroïne et le lecteur, due au fait de n’avoir pas été écrit à la première personne (ceci aurait expliqué la maladresse avec laquelle les sentiments de Damaris sont (mal) dits). À moins que ce ne soit tout le contraire : la précarité des mots soulignant la force des sentiments. Je suis toujours aussi partagée.
Mon avis sur le livre.
Je ne connaissais pas du tout Pilar Quintana, et honte à moi, guère plus la littérature colombienne en général. Sinon quand même il y a longtemps Gabriel Garcia Mȧrquez (décédé en 2014) avec, entre autres, L’amour au temps du choléra et Cent ans de solitude, que je ferai bien de relire car mes souvenirs sont lointains.
Avec La Chienne, je viens d’élargir mon univers en matière de littérature exotique. C’est un roman dépaysant qui se déroule dans une région inconnue de tous ceux qui n’y sont pas allés, à mon avis la grande majorité des lecteurs car, entre jungle sauvage et océan capricieux, elle est du genre hostile même pour des touristes aguerris.
L’environnement naturel dominant — l’océan et ses marées devant la falaise et le cabanon, la jungle inhospitalière, pour ne pas dire hostile, derrière — est décrit d’une façon extrêmement visuelle qui traduit remarquablement bien la difficulté et la précarité qu’il génère au quotidien pour ceux qui y vivent. Car l’océan comme la jungle sont d’une violence égale, capables « d’avaler » tout ce qui est fait de chair…
Mais le dépaysement n’est pas l’intérêt principal de La Chienne. Celle qui porte le roman c’est son personnage principal, qui bénéficie d’une analyse psychologique fine et sensible. Damaris est une bonne personne. Triste car frustrée en tant que femme. Non par la pauvreté, jamais, elle n’est pas envieuse des riches Blancs chez qui elle travaille ou de sa famille plus aisée et se contente de ce qu’elle a. Elle envie juste les femmes qui ont des enfants, c’est-à-dire les femmes en général.
À sa manière sobre, avec ses mots simples, frustes, avec ses phrases aussi rugueuses que ses mains, elle réussit à nous faire ressentir les sentiments forts qu’elle éprouve pour Chirli. Elle nous touche aux larmes. Nous partageons, témoins impuissants, sa cohorte de malheurs et la voyons évoluer dans ses relations, puis dans son comportement avec la chienne.
Car avec ses fugues inattendues, Chirli, dont je me suis souvent demandé si elle ne se comportait pas réellement comme une adolescente humaine — attitude conférant à l’histoire un aspect parabolique — finit par la décevoir puis par l’agacer fortement. Et voilà que celle qui la considérait comme son enfant et l’aimait comme tel, ne comprend pas son attitude soudaine, et finit par rendre l’animal « responsable » de ses manques, de ses échecs, de ses déceptions. De plus en plus seule, Damaris est comme enfermée sur elle-même, acculée à un malheur qui la ramène en boucle à la tragédie de son enfance et à sa condition de femme « nulle » car incapable de donner la vie, comme nous lisons : « …Elle se sentait accablée et inutile, une nullité de femme, un désastre de la nature ». Elle ne contrôle plus rien du présent, pas même ses propres pulsions dont certaines peuvent nous sembler « animales ». Il est certain qu’elle émouvra davantage les lectrices que les lecteurs.
Je dirai pour finir que ce texte, mi-roman mi-nouvelle, si court soit-il, est bien plus intense qu’il y paraît. Outre un tableau dépaysant de la Colombie du Pacifique méconnue, il nous interroge à travers la relation entre une femme et une jeune chienne sur la condition féminine universelle et son besoin de procréer, ainsi que sur les limites de l’amour « maternel ». En un mode allégorique qui tient à la fois de la fable et du conte. Une réussite qui me fera lire le suivant.
UN EXTRAIT, révélateur de l’amour que Damaris porte à sa chienne disparue : « Dehors, une terrible tempête faisait rage, avec un vent de ceux qui font s’envoler les tuiles et des tonnerres qui font trembler la terre : l’eau se glissait entre les fissures et coulait à l’intérieur de la cabane.
Elle pensa à Rogelio qui était sur un petit bateau de fortune au milieu de la furie de cette tempête avec rien d’autre qu’un gilet de sauvetage minable, une cape de pluie et quelques morceaux de plastique pour se protéger, mais elle était plus inquiète pour la chienne, dehors, dans la montagne, trempée, morte de froid et de peur, sans sa maîtresse pour la sortir de là, et elle se remit à pleurer ».