SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Sorti en août 2019 chez Albin Michel. (Premier) roman. 256 pages.

Née en 1987 dans les Yvelines cette jeune auteure a été scripte dans l’audiovisuel et a beaucoup voyagé. Elle signe là son premier roman, et l’on peut dire avec succès : il lui vaut de recevoir trois prix : prix Stanislas du premier roman, prix Première Plume, prix Renaudot des lycéens.

L’histoire se déroule dans l’hôpital parisien de la Salpêtrière au XIXe siècle. Sinistre endroit où des femmes folles (ou prétendues l’être) se trouvent enfermées. Celles qui ne l’étaient pas risquaient de s’y retrouver pour le moindre écart de conduite pouvant déplaire à un époux, un père… un homme en général.

Le docteur Charcot (1825-1893) est responsable du service des hystériques. Il a certes sur bien des plans humanisé l’hôpital, fait évoluer les soins, mais avec le recul du temps on ne peut qu’être horrifiés par la façon dont il faisait fi du secret médical ! Lui et son équipe utilisaient l’hypnose à des fins thérapeutiques, ce qui est une considérable avancée… Ce qui l’était beaucoup moins, c’est qu’ils conduisaient ces séances en public ! Les voyeurs sont des hommes : « médecins, écrivains, journalistes, internes, personnalités politiques, artistes, chacun à la fois curieux, déjà converti ou sceptique ».

Une fois l’an : à la Mi-Carême un grand bal y est organisé au prétexte de distraire les malades ! Ce bal est ouvert au public, au tout-Paris. On atteint ici le summum du voyeurisme, comme nous pouvons lire page 104 » Les femmes de la Salpêtrière n’étaient désormais plus des pestiférées dont on cherchait à cacher l’existence, mais des sujets de divertissement que l’on exposait en pleine lumière et sans remords ».
Et plus loin, page 229 : « Peu à peu, les murmures reprennent, des rires éclatent, on se bouscule pour voir de plus près ces animaux exotiques, car c’est comme si l’on était dans une cage du Jardin des Plantes, en contact direct avec ces bêtes curieuses. Pendant que les aliénées prennent place sur la piste ou sur les banquettes, les invités se relâchent et gloussent, s’esclaffent et crient lorsqu’ils effleurent la manche d’une folle, et si l’on venait à entrer dans la salle de bal sans en connaître le contexte, on prendrait pour fous et excentriques tous ceux qui, ce soir, ne sont pas censés l’être ».

Le roman de Victoria Mas est construit comme un compte à rebours : l’histoire commence deux semaines avant le grand soir. Nous partageons l’effervescence de ces préparatifs à travers le regard de quatre femmes.
La première, Geneviève, l’intendante, si fière de travailler auprès d’un grand professeur. Elle se montre rigide, n’éprouvant pas d’empathie pour les aliénées au début du livre. Sa carapace a cependant une fragilité : la perte de sa jeune sœur est une douleur impossible à apaiser. Au fil des pages on la voit s’humaniser au contact d’Eugénie. Un revirement intéressant de personnalité. Le revirement s’opère aussi grâce à un livre. Elle qui se les interdisait, comme nous le lisons page 139 : « Elle avait vu des folles réciter des poèmes et pleurer, d’autres évoquer des héroïnes littéraires avec une familiarité joyeuse, d’autres encore se remémorer un passage avec un sanglot dans la voix. Là résidait la différence entre le factuel et la fiction : avec le premier l’émotion était impossible… La fiction, au contraire, suscitait les passions, créait les débordements, bouleversait les esprits… ». Les livres étaient donc interdits dans le quartier des aliénées.
Louise, une jeune fille violée par son oncle et qui malgré tout se berce d’illusions sur les sentiments qu’un jeune interne lui porte. Elle est le cobaye du moment imaginé par l’auteur, celle que l’on exhibeen public. Le sommeil est son refuge, son ennemi : le temps.
Page 42 : « L’absence d’horloge fait de chaque jour un moment suspendu et interminable. Entre ces murs où l’on attend d’être vue par un médecin, le temps est l’ennemi fondamental. Il fait jaillir les pensées refoulées, rameute les souvenirs, soulève les angoisses, appelle les regrets… ».
Thérèse, une ancienne prostituée. Elle a poussé son souteneur dans le fleuve. Elle se sent en sécurité entre ces murs et tricote assidûment, distribuant ses châles avec générosité. Elle est appréciée de toutes et de tous.
Enfin, Eugénie, d’un tout autre milieu, internée par son père au prétexte qu’elle dialogue avec les disparus ! Le père ayant bénéficié de la complicité passive des autres membres de la famille… et surtout de la dénonciation de la grand-mère. Très beau portrait de femme qui a toute sa raison et que l’on enferme là, à vie. L’empathie pour ce personnage est à son comble puisque l’enfermement n’a pas lieu d’être.
L’auteure entretient autour de cette dernière un véritable suspense : Eugénie, saine d’esprit pourra-t-elle sortir de là ?

Les femmes sont bel et bien les personnages principaux de ce roman, c’est en cela qu’il est différent de ce que l’on a déjà vu ou lu sur le sujet.
Bien sûr on y découvre aussi Charcot, Babinski, Gilles de la Tourette, une kyrielle d’internes et toute l’ambiguïté, l’ambivalence de ce qu’ils éprouvent pour ces femmes. Mélange d’attirance et de répulsion. Louise doit apparaître avec ses cheveux dénoués, par exemple.

Sur Charcot (page207) : « Elle a déjà vu des folles s’évanouir au contact de la main de Charcot ; d’autres, feindre des crises pour obtenir son attention. Lorsqu’il effectue de rares visites dans le dortoir, l’humeur change brutalement dans la salle : il entre, et c’est soudain toute une petite cour de femmes qui minaudent, qui paradent… Il est à la fois l’homme qu’on désire, le père qu’on aurait espéré, le docteur qu’on admire, le sauveur d’âmes et d’esprits ».

Victoria Mas se défend dans une interview d’avoir écrit un livre féministe, je pense qu’au contraire il faut en être fière… et remercier toutes ces féministes convaincues pour toutes ces avancées obtenues de hautes luttes, pour notre vie au XXI siècle, du moins en Occident.

Mon avis sur le livre. Au début j’avoue avoir un peu « pinaillé » pour quelques problèmes de vocabulaire. Des mots mal choisis ou mal assemblés à mon sens. Au contact des « grands » auteurs, je suis devenue une lectrice exigeante. Cela m’agaçait, un peu comme un gravillon entré dans une chaussure… Mais, très vite, touchée par ces personnages, par le suspense, le crescendo du compte à rebours, j’ai dévoré ce roman avec grand intérêt et je ne manquerai pas de lire le prochain de cette jeune femme prometteuse (si le sujet me convient bien sûr).

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