Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Une odeur de gingembre ⇜ Oswald Swynk

Sorti (pour sa dernière parution) en octobre 2019 chez Folio. Traduit de l’anglais (Ecosse) par Sylvie Servan-Shreiber (titre original : The Ginger Tree). 474 pages. Roman.

L’auteur (1913-1998) est né à Tokyo et y a vécu une vingtaine d’années. Son père, d’origine écossaise, y était missionnaire baptiste. Après une vie mouvementée (services secrets britanniques, prisonnier de guerre dans une mine japonaise pendant plus de trois an), il a d’abord écrit sous pseudonymes (Gavin Black entre autres) plusieurs romans policiers-thrillers, genre dans lequel il excellait paraît-il. Parmi les thrillers, une série de quinze romans écrite entre 1961 et 1991 et mettant en scène le même personnage, Paul Harris.
Une odeur de gingembre, écrit en 1977 est le seul qu’il ait signé de son vrai nom. En partie autobiographique, il a rencontré un succès énorme et international. Une série télévisée (britannique) s’en est inspirée en 1989. C’est pour ma part le premier que je lis de lui.

EN DEUX MOTS : De facture classique, riche en Histoire, foisonnant d’anecdotes et de détails de la vie des peuples chinois et japonais, ce roman brosse le portrait d’une femme courageuse aux débuts malheureux qui prend son destin à bras le corps pour mener seule une vie « réussie » en de nombreux domaines dans un pays qui n’est pas le sien et dont elle ne parle pas la langue. Sur fond d’histoire d’amour contrarié. Un véritable « classique moderne ».

En 1903, Mary Mackenzie a à peine vingt ans quand elle rencontre Richard Collingsworth, l’homme destiné à devenir son mari, en Ecosse,où elle vit seule avec sa mère. Il est attaché militaire de l’ambassade de Pékin, Mary ne l’a vu qu’une seule fois. Elle embarque peu après pour un long voyage et, une fois à Pékin où elle arrive juste après la révolte des Boxers (contre les Européens) elle se marie avec Richard. Mais ni l’un ni l’autre n’éprouve de sentiments. Richard va de déplacement en déplacement et reste longtemps sans donner de nouvelles. Mary se rend très vite compte que ce mariage est un fiasco et que rien de bon ne l’attend dans le milieu diplomatique strict, rigide où chacun épie d’un œil acéré les familles voisines, surtout les femmes… Elle met au monde une petite fille, Jane, avec laquelle elle tente d’entretenir une relation affective.

Quand quelques mois plus tard elle rencontre chez des amis un noble japonais, elle devient sa maîtresse et se retrouve enceinte à nouveau. Chassée par son mari qui la prive de toute visite de sa fille – qu’il envoie dans sa famille en Ecosse –, et mise au ban de la société , elle est contrainte à s’exiler au Japon avec pour seul soutien le protectorat (à distance) de son amant, le comte Kentaro Kurihama. Elle aura un fils de ce dernier : Komo, qui lui aussi lui sera retiré par son père…
Sachant que si elle retourne chez elle en Ecosse elle sera considérée par sa mère et toute la société comme une fille perdue et ne reverra jamais son fils, elle s’accroche à sa vie d’exilée, allant de petit boulot en petit boulot pour, finalement, découvrir qu’elle a des talents pour la conception de vêtements. Au fil du temps et de ses déplacements au Japon, elle ouvre des boutiques de vêtements européens qu’elle espère voir portés par les femmes japonaises.

Nous la suivons pendant plus de quarante ans, avec de rares interruptions de quelques mois ou années (elle a la soixantaine à la fin de l’histoire). Et, avec elle une partie de l’histoire de l’Asie du Sud-Est, au moins aussi intéressante que les pérégrinations de Mary en quête de réussite, au mieux de l’intégration dans un pays qui ne veut pas d’elle. Ce but est vital pour elle, plus qu’un bonheur véritable. Je vous laisse le plaisir de découvrir si elle y parvient même si je pense que pour le lecteur ce n’est pas le plus important.

En ce qui concerne l’écriture, le challenge est plutôt réussi. Il écrit sous la forme d’un journal courant sur près de quarante ans et entrecoupé de lettres à sa mère et sa meilleure amie. C’est un homme qui écrit à la première personne ce journal intime féminin ; j’ai parfois eu tendance à l’oublier tant il a su se mettre dans la peau et dans l’esprit de Mary. Autre prouesse stylistique : le roman ne comporte quasiment pas de dialogues et cependant Mary exprime de manière compréhensive - et sans la lourdeur que pourrait induire la forme indirecte -, tout ce qu’elle ressent, ce qu’elle voit, dit et entend, ainsi que les retours quand elle a des interlocuteurs (par courrier ou de vive voix). D’autant que les lettres qu’elle envoie régulièrement à sa mère sont toutes restées… sans réponse ! Elle n’a pratiquement aucun retour épistolaire, si ce n’est de deux ou trois amies. Dans sa forme, Une odeur de gingembre pourrait presque être qualifié de roman « classique ». La traduction est elle aussi réussie car l’ensemble est aussi fluide qu’il peut l’être.

Mon regard sur le livre. J’y ai apprécié énormément de choses : en premier lieu que l’histoire du roman ait pour toile l’Histoire de l’Asie et l’Histoire mondiale. Mais parlons tout d’abord de la personnalité de Mary et de son destin peu banal à nos yeux. Curieuse, intelligente, Mary est également moderne et pleine de bon sens ; elle sait s’adapter à son entourage et ne manque pas d’idées pour rebondir, car les échecs sont nombreux. E elle es avant tout pugnace et volontaire, toujours debout.
Mais mon avis sur Mary, et par conséquent sur le roman, est néanmoins mitigé. Oui, un bémol, un seul. Malgré tous ses malheurs et ses revers de fortune, Mary n’a pas réussi à m’émouvoir, elle est restée un peu trop froide dans ses relations amoureuses (moins curieusement avec ses amies ; pour ses enfants, elle n’a pu en établir une), et déterminée dans ses choix de vie difficiles. J’ai même trouvé certains passages assez mièvres et redondants, notamment l’histoire d’amour entre Mary et Kenturo (celle avec Richard étant insignifiante), les deux grossesses successives et les enfants qu’on lui enlève. Il m’a manqué l’empathie, essentielle en ce qui me concerne. Je n’aime pas la collection Harlequin, les sentiments romantiques oui ! C’est dit. J’ai trouvé Mary et Kenturo proches de la caricature dans leur relation : lui dans une retenue tout aristocratique due à son rang mais finement doublée d’une violence rentrée et d’un sens rigoureux du devoir. Et elle, si combative au quotidien, luttant becs et ongles pour s’en sortir et acceptant passivement le rôle de « la seconde épouse ». C’est LE défaut de ce roman à mes yeux avec, parfois c’est vrai aussi, des longueurs. Certes, Une odeur de gingembre a été écrit en 1977 et la littérature a beaucoup évolué en plus de quarante ans. Ceci explique peut-être cela.

J’ai en revanche énormément apprécié tout ce que j’ai appris (ou remis en mémoire) sur l’Asie, la Chine et le Japon, surtout. Mary nous décrit avec force détails les traditions, les mentalités des régions et des pays qu’elle traverse. Curieuse de tout et très intelligente, c’est avec un regard acéré et sans parti pris qu’elle considère la société qui l’entoure. Elle n’épargne ni les pays dans lesquels elle tente de « s’installer », ni leurs colons européens - réunis dans le quartier des légations à Pékin, emmuré après la Révolte des Boxers (entre 1899 et 1901) -, et fustige de manière ouverte et acerbe aussi bien certaines coutumes archaïques (elle utilise le terme « féodales » pour les deux pays) que les manières prétentieuses et violentes avec lesquelles les Occidentaux veulent imposer leurs règles et leurs croyances religieuses. Comme ils l’ont fait aux quatre coins du monde : par la force quand la simple persuasion morale et religieuse du christianisme-roi ne suffisait pas.

La Chine et le Japon, deux grands pays - sur lesquels j’ai peu lu depuis plusieurs années -, dont je ne connais pas grand-chose du passé antérieur au XXe siècle, même si la Chine du dernier empereur (fantoche), Puyi, et celle de Mao qui l’a suivie m’avait impressionnée et, après m’avoir donné envie d’en savoir davantage, a fini par m’en rendre plus familière. Au point de revoir avec un autre regard et une plus grande attention le merveilleux film de Bernardo Bertolucci (1987), « Le Dernier Empereur » (neuf Oscars entre autres prix ) qui remonte l’histoire de la Chine de 1908, date de l’accession au trône de Puyi (à l’âge de trois ans !) à 1967, date de sa mort. Et qui, même s’il comporte quelques différences avec l’histoire authentique, cinématographie oblige, présente une grande fresque historique et restitue l’atmosphère de la Chine des pousse-pousse et des kimonos. Il est à noter que le distributeur japonais a demandé à Bertolucci de retirer un passage consacré au massacre japonais de Nankin (1937) qui ne figure que dans la version longue. Un complément en quelque sorte au roman d’Oswald Wynch, que je vous conseille si vous avez aimé ce livre.


Quant au Japon, tout ce que nous dit Mary de son pays « d’accueil » - avec des gros guillemets car les Japonais n’y semblent pas très accueillants pour les Européens, qu’ils nomment tous pays confondus « Les Etrangers », nous découvrons également leur mode de vie et leurs traditions. Les différences avec les Chinois sautent aux yeux. Le Japon, malgré une réputation de modernisme en Chine et en Mandchourie à l’époque, est un pays encore plus ancré dans les traditions féodales et dans lequel l’armée, dont les officiers s’inspiraient encore au XXe siècle des samouraïs, détient un fort pouvoir. Comme en Chine, le pouvoir se concentre dans les mains des généraux (les Seigneurs de la guerre pour la Chine) et le peuple n’a que le droit de se taire et de se prosterner tête baissée et yeux fermés au Japon sur le passage de l’Empereur, véritable « fils du ciel », sous peine de sanctions allant jusqu’à la prison. Là encore, Mary ne se prive pas de critiquer de manière ouverte et acerbe l’armée japonaise (ses défaites, sa propagande militariste et l’instinct de supériorité de ses gradés) ; elle parle de « dressage de la pensée » de la population par les militaires et décrit l’armée japonaise comme une entité belliqueuse et conquérante. Colonisatrice. Tout comme les Européens.

Au siècle dernier, l’armée japonaise a mené plusieurs guerres de colonisation dans le Pacifique qui ont fait plus de vingt millions de morts. L’empereur Hiro-Hito se sentait investi d’une mission « divine » : celle de soumettre toute l’Asie au pouvoir suprême du Japon. Sous prétexte de protectorat : « Le Japon avait la ferme intention de devenir le protecteur de l’Asie, tout comme la Grande-Bretagne était celui de l’Inde et de la moitié de l’Afrique, du Cap jusqu’au Caire. ».
En juin 1937, après avoir pris Shangaï, les Japonais ont envahi Nankin (alors capitale chinoise) et massacré plus de 200 000 personnes en moins de deux mois. Des prisonniers de guerres, des civils (hommes, femmes, enfants) tués dans la barbarie la plus totale. Ces massacres ont disparu des livres d’histoire japonais et aujourd’hui encore la question nankinoise reste tout aussi épineuse et le Japon ne reconnaît pas ses méfaits.

Nous lisons aussi que le Japon, archipel volcanique se situe à la rencontre de plusieurs plaques telluriques, subit des milliers de séismes plus ou moins importants chaque année. Au XXe siècle (et avant), ces tremblements de terre sont accompagnés de tsunamis et suivis d’incendies gigantesques car les constructions des maisons étaient majoritairement en bois et faisaient des milliers et des dizaines de milliers de victimes. Celui de Kento en1923, l’un des plus violents, a fait plus de cent mille morts.

Enfin, le plus important peut-être pour la femme que je suis, le roman nous renseigne sur la place et le rôle attribués aux femmes dans les pays asiatiques en général. Et là, il aurait de quoi remplir plusieurs pages, ce que je ne ferai pas. Cette place est, bien évidemment inexistante. Ou quasiment. Nous lisons dans la bouche de Mary : « Les Japonaises ajoutent tant de qualités à la gestion l’existence que je comprends la frustration d’Aiko qui n’arrive pas à les stimuler pour qu’elles s’organisent dans la lutte contre leur nettement moins admirables seigneurs et maîtres. Si les humbles héritent réellement de la terre, le Japon devrait revenir aux femmes, mais je n’ai pas l’impression qu’il en sera ainsi ».

Pour finir, je dirai qu’Une odeur de gingembre, dont le personnage principal ne m’a pas bouleversée m’a beaucoup intriguée, intéressée et passionnée par moments sur les us et coutumes des deux plus grands pays extrême-orientaux à l’époque. Et par l’histoire de l’Asie du Sud-Est qui rejoint forcément celle du monde.
Je me suis souvent demandé ce que seraient devenus le monde, la planète, s’il n’y avait pas eu toutes ces guerres et si tout le monde était resté chez soi. Vaste question qui sera sans réponse. Cependant, il est plausible de penser qu’ils ne pourraient aller plus mal que désormais…

PELE-MELE, QUELQUES EXTRAITS SIGNIFICATIFS
« Je commence quand même à me demander si les étrangers s’intéressent assez aux coutumes locales et aux habitudes. Les chrétiens sont très sûrs d’eux quand ils sont au milieu d’autres religions. C’est une bonne chose, évidemment, mais je ne sais pourquoi cela me met un peu mal à l’aise ».

« La vie ne vaut pas grand-chose en Chine, c’est une notion qui vous frappe très rapidement. Être en mesure d’exister semble déjà un privilège pour beaucoup. Si tout ceci vous incline à faire des dons à des missions étrangères l’Eglise, faites-le, mais je n’ai pour l’instant rien pu constater du travail des missionnaires. J’ai l’impression qu’il y a peu de contact entre eux et le corps diplomatique. Je croirais volontiers que seul quelqu’un de très courageux pourrait être missionnaire en Chine, car beaucoup ont été tués par les Boxers dans des régions reculées ».

« Je dois admettre que les Chinois ont besoin de discipline, que ce soit de l’extérieur ou de l’intérieur, mais je ne vois pas en quoi les Japonais sont les gens qu’il faut pour la leur administrer. Je crains que ce ne soit des conquérants au cœur de pierre, qui exigent une soumission totale de ceux qu’ils ont conquis. J’ai parfois le sentiment que les Japonais sont d’une dureté totale envers tout ce qui ne concerne pas leurs îles, ni leur fameux « nationalisme ». »

Les Japonais ont sans cesse rebâti leurs résidences après chaque tremblement de terre. «… Des milliers et des milliers de Japonais qui trouvent, dans un environnement naturel des plus instables, une espèce de continuité dans cette façon de reconstruire (les autels et les maisons, tous en bois et en paille) des dizaines et des dizaines de fois au cours des siècles, toujours à l’identique, selon un plan immuable ».

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