Après avoir enseigné les lettres pendant de longues années, Hervé Le Corre se consacre à l’écriture. Il est l’auteur de nombreux romans policiers extrêmement sombres, dont certains s’appuient sur un contexte historique réel : La Commune de Paris pour L’homme aux yeux de saphir et Dans l’ombre du brasier, la guerre d’Algérie pour Après la guerre et d’autres dont la toile de fond est contemporaine et sociétale. Mais dans chacun d’eux il s’intéresse de très près aux petites gens, à toutes les minorités sociales, aux oublié(e)s de la société contemporaine. C’est le cas ici aussi avec un mélange de dystopie et de contemporain.
Dans sa plus longue période, l’histoire est une tragédie futuriste. Démarrant chronologiquement de nos jours, elle se déroule essentiellement dans le futur, au XXIIè siècle, avec des évocations du passé sous forme de flashback, bienvenus pour nous pauvres lecteurs – à cheval sur trois siècles pour ceux qui sont nés avant l’an 2000.
L’histoire commence véritablement (dans le chapitre deux) peu après la naissance d’Alice en 2051 et couvre plusieurs décennies du XXIIème siècle. Le vieux monde (le nôtre) va de plus en plus mal depuis déjà longtemps. Après des séries de guerres et de pandémies, après des ouragans et des canicules de plus en plus intenses et rapprochés, des incendies ravageurs, “le point de non-retour climatique a été officiellement franchi en 2032”. Les pannes de courant sont elles aussi récurrentes et généralisées, et la dernière a marqué la fin du monde d’avant, au beau milieu de notre siècle. La nature a résisté malgré tout aux mauvais traitements des humains et leur rend la pareille au centuple.
Après la décroissance de la population à la fin des années 2030, Martin et Rébecca ont cependant conçu une petite fille, Alice, qui n’a que quelques mois. Ils vivent dans un appartement surchauffé d’une grande ville. Un soir, ils tentent tant bien que mal de nourrir et calmer Alice, qui hurle et ne veut ni manger ni dormir, tel un petit animal pressentant un drame. Après une soirée et une nuit particulièrement sombres, Martin part pour son travail au dispensaire. Dehors c’est un chaos sans nom et la panique est générale. Pris dans des affrontements violents, blessé à mort, Martin,disparaît purement et simplement sous nos yeux.
Cette panne est la grande panne, la panne définitive, dont le monde ne se remettra pas. Sans Martin, Rébecca est seule pour affronter le néant à venir. Seule avec Alice. Et avec Aïssa, sa voisine au grand cœur d’infirmière, qui va la convaincre de partir toutes les trois chez ses beaux-parents.
Pour ce qui concerne la véritable chronologie, elle est bousculée. Les temporalités et les espaces se succèdent. Dans le premier chapitre nous assistons au périple de Nour et Clara, avec Léo et son père ; nous sommes en automne 2121, quasiment à la fin de l’histoire, tout le reste n’étant qu’une succession de flashback. Presque cent ans que les choses ont commencé à mal tourner, même si au milieu des années 2020 “tout n’allait pas encore trop mal”. Soit dans cent ans pour nous, dans un siècle. Mais qu’est-ce qu’un siècle maintenant ? Dans cent ans, aujourd’hui c’est quasiment demain.
Pourtant, si la chronologie est malmenée, elle n’est pas éclatée. Un siècle entier, mais des repères chronologiques nous aident au fil des différentes temporalités grâce notamment à quelques rares événements qui sont datés, comme le 17 mai 2060.
Ainsi va l’histoire, alternant passé et futur, avec un vrai tour de force en son mitan, un rebondissement inouï présenté sous la forme d’un dialogue insoutenable, construit comme deux monologues. Passage écrit par Hervé Le Corre l’écrivain de polar.
Petit à petit, les pièces éparses de l’histoire, disséminées dans l’espace-temps se rassemblent au gré des souvenirs des femmes et de leurs réflexions pour ne former qu’un seul tableau. Sombre, très sombre.
Le dérèglement climatique et ses conséquences sont une des causes essentielles du chaos dans lequel se débattent les personnages. L’espace (la nature) et le temps, plus forts que l’homme, ont perduré, mais le climat ne s’est jamais remis de l’humain. Les intempéries se succèdent, subites, violentes, durables, prenant les exilés de court et entraînant des morts à la pelle :
“De gros orages déversèrent sur eux une pluie glacée qui les obligea à s’abriter sous la remorque, haletants, transis. Le tonnerre explosait de toutes parts, le sol en tremblait et le cheval entre ses brancards bronchait et tapait du pied. Léo s’échappa sous le déluge pour le rassurer et lui parla, serré contre sa chaleur. Sous la peau de l’animal courait un gros frisson qui n’en finissait pas.”.
On se demande si ça va s’arrêter, même juste se calmer mais la situation ne fait que s’aggraver, les choses vont de mal en pis pour les survivants. Ils s’enfoncent dans le désespoir, certains pensent à en finir, à espérer la fin des fins, disparaître pour s’enfuir de ce monde :
“En effet, il n’y a peut-être rien à dire parce qu’il est trop tard. Et ce silence, tout à l’heure, était celui d’une longue, très longue nuit tombant sur le monde”.
Ou encore :
“Léo se sentit jeté dans le puits d’une tristesse sans fond. Ainsi, le monde n’en finirait pas de se défaire, tous les chemins s’effaçant ou se perdant, tous les repères s’écroulant. Ni passé ni futur”.
La vie est devenue une survie, dans une “irréversible fuite, empêchant tout retour”. Et pour tout le monde. Une sorte de nivellement par le bas s’est installé, au grand dam de certains :
“Les plus riches proposent de l’argent pour des rations supplémentaires, pour prendre une douche, dormir dans un lit. Voir un médecin. Obtenir quelques litres de carburant… Ils protestent parce qu’on leur explique qu’il faut rationner la nourriture, que leur argent ici comme ailleurs n’a plus cours, qu’il s’agit de s’organiser et faire face en espérant des jours meilleurs”.
Il en est ainsi jusqu’à la fin, une fin avec de gros guillemets car elle est grande ouverte et tous les chemins sont possibles. Cette fin c’est peut-être l’espoir, à moins que ce soit l’inverse : l’espoir, même infime, comme source de vie. A chaque page Hervé Le Corre aura accompagné ses personnages, les quatre femmes de la lignée surtout mais certains personnages secondaires à la psychologie fouillée eux aussi. Posant comme à son habitude un regard lucide, bienveillant et désespéré sur le monde d’un demain qui ressemblera bientôt à notre “aujourd’hui”.
Dès les premières lignes, la plume intense d’Hervé Le Corre nous saisit et ne nous lâche plus. Il a changé de registre littéraire, pas de plume. Cet auteur pourrait nous tenir en haleine le cœur emballé mais les yeux grands ouverts en décrivant par le menu une dissection. Sur la première page déjà, avec Léo en plein marasme quand il ouvre l’histoire alors que sa mère vient d’être violée et tuée par un gang :
“Il convoqua son image mais elle ne vint pas et il en eut le souffle coupé, un sanglot logé dans la poitrine, poing écrasé contre son cœur.
(…) Le jour bleuissait aux contours des volets. Il s’étonnait toujours de ce prodige : le soleil continuait de se lever sur ce monde finissant qui n’en finissait plus. La planète tournait sur son axe comme une volaille desséchée empalée sur sa broche, mue par un increvable moteur”.
Chez Hervé Le Corre, l’environnement joue un rôle important. La ville de Bordeaux et la pluie dans ses polars (et la grande ville de ce roman je pense), ici la nature, plutôt ce qu’il en reste, ce que l’homme en a fait. Certaines descriptions sont d’un réalisme si visuel qu’il n’y manque, à l’approche des grandes villes, que les zombies qui hantent à foison les séries post-apocalyptiques. Mais les mots sont plus forts que les images…
L’auteur a toujours eu une grande facilité pour décrire ce qui a trait à la souffrance, y compris l’indicible, mais ici on touche la poésie noire. Une poésie sombre, atroce mais pure, notamment dans des scènes avec des enfants. Rien à faire, nous sommes piégés et nous pleurons.
Parfois un passage poétique et doux nous surprend – pour une fraction de seconde –, le temps d’un regard éphémère posé sur une forêt : “Il y a ce moment arrêté dans la douceur de cette ombre. Rebecca voit entre les feuilles des arbres gigoter des haillons d’un bleu pur. Il y a au-dessus d’elles ce dôme mouvant de la forêt sur quoi la chaleur pèse pour en briser la force. Il y a sur les lèvres de Rebecca ce sourire tranquille qu’elle ne peut voir, dont elle ne s’aperçoit pas mais dont la petite fille, se tournant vers elle, lui renvoie le reflet dans un éclat de rire”.
Côté suspense, nous sommes servis, il est constant et toujours au summum malgré la récurrence nécessaire – sujet oblige – de certains passages. Chaque fin de chapitre nous laisse sur une attente intense. Nous changeons d’époque avec les personnages, tout en restant dans notre futur de lecteur effaré par ce qui pourrait bien nous attendre. Pour bien montrer que rien ne redeviendra comme avant, quelques allusions au passé, très brèves, y sont faites, suffisantes pour comprendre les origines “récentes” du mal de ce futur devenu le présent permanent de l’homme.
Un regard sur le livre. C’est simple, je me suis dit : Celui-là, je crois que je vais le relire une fois que je l’aurai refermé. Et je l’ai fait. Cette seconde lecture m’a confortée dans mon avis : Qui après nous vivrez est bien un chef-d’œuvre, une fiction réaliste, le livre le plus fort de son auteur. Qui ne laissera personne indemne mais nous incitera peut-être à nous interroger sur l’état de la planète et la responsabilité de chacun d’entre nous, sans nous culpabiliser car les “très riches” qui, eux, ne se sentent pas concernés, sont mis en cause. Et sans être jamais dans la démonstration pure et dure, ce sont les protagonistes qui nous emmènent dans leur course sans fin pour le survie. Comme si nous étions leurs témoins.
Un livre inoubliable à coup sûr, auquel on peut penser chaque jour. En (dé)remplissant sa baignoire ou sa piscine, par exemple. En triant mieux ses déchets et en voyageant moins. Mais bon…
En ces temps difficiles, les dystopies littéraires sortent en nombre. Depuis Malevil (Robert Merle, 1972), il y a eu La Route (Cormac McCarthy, 2007), La Servante écarlate (Margaret Atwood, 1987 en français), De Profundis (2016, Emmanuelle Pirotte), L’année du lion (2108, Deon Meyer), et Les Reines (2022, Emmanuelle Pirotte), sans doute la plus littéraire avec ses accents épiques et shakespeariens, et combien d’autres. Toutes nous ont fait froid dans le dos et nous refermâmes les plus anciennes (celles du siècle dernier !) avec un grand ouf et un sentiment de sécurité, mitigé quand même. Le futur était le futur, point, un espace-temps qui n’existait que dans les livres (et dans les films), et où l’on parlait peu du passé. Tandis que les plus récentes entremêlent quasiment toujours le passé et le futur, et même un passé lointain et un futur proche.
En tant qu’homme, Hervé Le Corre jette un regard lucide sur le monde ; il a peur, surtout pour les générations de moins de cinquante ans (je suis optimiste !). En tant qu’écrivain profondément humain, il se sent obligé non de nous faire la morale, loin s’en faut, mais de nous éclairer, nous alerter, nous conseiller d’ouvrir grands les yeux et de regarder, avec des verres à triple foyer si besoin, autour de nous. De ne plus jouer les autruches, maintenant ou jamais.
Dans Qui après nous vivrez, le temps s’est resserré. Le monde s’effondre de plus en plus vite (et plus vite que prévu), car les hommes défient la nature depuis trop longtemps, au lieu de l’accompagner en la respectant.
Certains personnages sont désespérés au point de vouloir que tout s’arrête, comme cette femme que Martin ne peut aider dans l’obtention de ses allocations, qui lui assène avec “un sourire doux” : “Vous appelez ça l’ordre, vous. Moi, je préfère le désordre, justement. Ce qui est en train de se passer. Ce qui arrive. Vous attendez que les lumières se rallument, moi je veux que tout reste dans le noir. Enfin le chaos. La fin de ce monde.” Ca fait froid dans le dos mais c’est sans doute ce que pensent de nombreuses personnes, qui voient dans cette situation une sorte de mise à niveau des humains, comme une justice venue du ciel.
Comme dans tous les romans d’Hervé Le Corre (que je vous conseille, tous là aussi !), les sentiments affluent dans les pages. L’amour entre les hommes et les femmes, trop court mais intense, l’amour familial, filial, l’amour maternel, avec une mention spéciale pour Léo, à qui sa mère manque cruellement et dont il rêve toutes les nuits… Sa mère qui lui disait : “On n’existe vraiment que par les regards posés sur nous. Par l’amour, tu comprends ?”
De quoi nous faire chaud au cœur dans ce marasme qui les dirige, et nous avec, vers le grand nulle part. D’autant que des personnes lumineuses illuminent les pages, comme un courant d’espoir fait de rencontres solaires. Qui après nous vivrez est un livre qui laisse ses lecteurs pantelants, éberlués, impuissants (?). A tous points de vue.
Nombre d’autres thèmes chers à l’auteur se retrouvent tout naturellement ici.
Les femmes d’abord. Qui guident leur famille et leur horde dans leur fuite éperdue. Martyrisées, soumises, violées, esclaves, elles ne sont tolérées par les hommes qu’à la seule condition de leur donner des enfants. Or, Hervé Le Corre n’éprouve pas seulement de la bienveillance pour les femmes, il a pour elles un respect sans fin, que l’on retrouve dans chacun de ses romans. Et plus les hommes les violentent, plus il les méprise. Cette constance fait de lui un auteur qu’il est impossible d’oublier quand on l’a lu une fois, et que l’on reconnaît à travers ses personnages…
Pour ce qui est des mauvais traitements infligés aux femmes, Margaret Atwood et sa “Servante écarlate viennent se rappeler à nos souvenirs :“Les femmes n’ont pas d’accès aux cartes de la région. Elles ne connaissent du Domaine que les abords immédiats du bourg. Nul besoin de clôtures. Celles qui envisageraient de s’enfuir ont les pieds entravés par une chaîne impossible à rompre : l’enfant ou les enfants qu’on leur a fait, qu’elles ont dû avoir, cette chair de leur chair engendrée presque toujours à leur corps défendant.”
Les femmes de l’histoire : Rébecca, Alice, Nour et Clara, ont toutes le même don. Une sorte d’intuition. La transmission se fait par elles, de génération en génération. Elles se comprennent sans mots, devinent les pensées et pressentent les choses… Un peu comme les animaux. Chacune des petites filles sera plus forte que sa mère à l’âge adulte, aguerrie par la vie. Et toutes sont solidaires.
“Clara et Nour demeuraient silencieuses, ne communiquant que par gestes, leurs mains se touchant, se serrant, étreignant une épaule, repoussant une mèche de cheveux pour mieux voir le visage de l’autre.”
Parmi les interrogations et les frayeurs des femmes (et des couples), celles des perspectives d’avenir des enfants et la décision d’en avoir. C’est tellement vrai aujourd’hui dans notre monde miné de guerres, d’épidémies : “Les enfants, cette part de nous qui après nous vivra” :
“Faire un enfant aujourd’hui, ou même hier, quelle folie. Autant accoucher au bord d’une falaise et jeter sans tarder le nourrisson dans le vide. C’est ce qu’ils se disaient avec Martin. À quoi bon faire naître un bébé dans ce monde-ci ? Leurs amis pensaient la même chose. No future, no kids, répétaient-ils, hâbleurs et résignés. Mais ils avaient fêté tous la naissance d’Alice pendant deux jours, ivres d’alcool et de joie, voulant y voir une promesse, une ouverture vers le pays des merveilles. Dix ans après, mon cœur, ma colombe, vois où nous en sommes. Où sont les enfants ?”
Ou encore : “Nour ne savait pas quoi espérer pour Clara. Depuis longtemps on n’espérait plus rien pour les enfants, sinon leur éviter le pire. Fuir le passé, redouter le lendemain. S’effrayer de les perdre un jour ou de devoir les laisser sans pouvoir plus rien pour eux”.
Les femmes ne sont pas les seules à avoir peur. Tous les personnages sont en proie à la frayeur. Notamment le petit Léo. Ce passage, relaté par Marceau son père, est impossible à lire les yeux secs dans son contexte :
“Il avait six ans, il tremblait de peur et moi je le détestais parce qu’il ne s’était pas battu avec ces criminels. On est montés pour la voir et on est restés auprès d’elle. Léo ne pleurait pas. Il ne disait rien. Il la touchait du bout des doigts, l’embrassait doucement, silencieux et léger comme s’il craignait de la réveiller”.
Et puis la peur de continuer, de vivre, de mourir tout court :
“Rébecca repense à son père : “Un nouveau Moyen Âge, disait-il. C’est vers ça qu’on va. Un temps de seigneurs et de gueux. De maîtres et de serfs. D’obscurantisme. Ma pauvre petite fille. Quel monde on va te laisser.
Nous sommes peut-être en train de devenir des animaux misérables. Ou de misérables animaux capables de nous battre pour notre ration quotidienne quand on sait qu’il n’y en aura pas pour tout le monde.”
Très présente dans les pages elle aussi : la religion, dans un tel chaos généralisé, intervient fatalement. Avec ses fanatiques. Ici, il y a de la place “pour tout le monde” : Les groupes religieux s’étaient unis pour prendre le contrôle des communautés humaines qui tentaient de survivre aux épidémies et à la guerre généralisée”.
“Dieu est grand. Mahomet et Jésus-Christ sont ses prophètes”., lisons-nous. Ainsi soit-il.
Les nouveaux prophètes ont l’apparence physique des intégristes musulmans et les atours des intégristes chrétiens : ce sont des directeurs de conscience avec, sous (ou à) leurs ordres, une hiérarchie militaire, des gradés dont on ne sait strictement rien.
Le peuple en a peur mais s’oblige à y croire malgré leurs propos ridicules :
“D’autres, juchés sur des escabeaux, depuis que tous les écrans se sont éteints et que l’information ne se déverse plus dans les égouts habituels, haranguent les passants, les files d’attente, et annoncent la venue d’un prophète, la colère de leur dieu, la mort de tous les dieux, le décrochage de la lune de son orbite, le ralentissement de la rotation terrestre jusqu’à son arrêt complet, la fin du capitalisme, l’extinction de l’espèce humaine, l’arrivée prochaine d’extraterrestres dont les vaisseaux gigantesques ont été repérés depuis des années sans qu’on en sache rien…”.
Enfin le sujet principal du roman : l’exode, constitue l’essentiel de la vie des survivants. Cet exode fait forcément penser à La Route de Cormac McCarthy, mais pas seulement : à De profundis… et surtout aux Reines d’Emmanuelle Pirotte, somptueuse fiction dystopique dans laquelle se déplacent en Europe des troupes itinérantes de Gitans, les “Fils du Vent” à bord de caravanes tractées par des chevaux. On ne dira jamais assez ce que nous devons à ces nobles bêtes et ce que nous leur avons fait endurer de tous temps. Ici nous lisons :
“L’aube se leva, transparente, presque fraîche, alors qu’ils s’éloignaient sur la route au pas tranquille du cheval”.
Cette fuite sans fin, ces marches forcées sur des routes qui n’en sont plus, bordant des champs de ruines et des forêts calcinées, ces marches interminables vers un ailleurs que l’on sait identique au présent, et ces files d’exilés hagards et puants nous ramènent à d’autres périodes dont les deux guerres mondiales du XXe siècle, qui font ici presque figure de détails :
“Se dressait face à l’église un monument évoquant une guerre ancienne, un carnage commis deux siècles plus tôt, mémoire ensevelie sous les bilans des désastres qui avaient depuis balayé les neuf dixièmes de l’humanité”.
Et plus loin dans les pages il est dit que ces guerres n’existent plus que dans les mémoires des plus anciens, qui ont entendu leurs ancêtres en parler car : “Des guerres, il y en a eu d’autres depuis. Ça n’a jamais cessé, jusqu’à aujourd’hui, au point où ils en sont. Des survivants, voilà ce qu’ils sont. Dans les années 40 du siècle dernier, précise Mathilde. Il y a plus d’un siècle. Plus personne ne s’en souvient. La France occupée par les Allemands. Des résistants ont pris les armes pour les chasser. Hitler, elle ajoute. Les nazis. Ils avaient des camps où ils tuaient des gens par millions. C’est difficile à dire, comme ça, en trois mots”.
Pour finir, je dirai que ce livre est sombrissime (allez, on dit que ce mot existe, on est dans l’urgence !) et que l’on peut se demander s’il s’agit bien d’un roman. Le roman refermé, en pleurs et le cœur broyé, une question nous taraude : où est l’espoir, cette fois-ci ? Le rai de lumière qu’Hervé Le Corre réussit à glisser dans tous ses romans ? Existe-t-il seulement ?
Et le voici pourtant, l’espoir, caché dans quelques phrases deci-delà, comme pour “justifier” l’exode :
“Ils dirent plutôt les bonheurs minuscules et les petits matins, la vie opiniâtre, l’entêtement du jour, le courage d’y croire, de se lever, de rester debout, de tenir peut-être parce que les femmes et les hommes sont aussi faits comme ça, pour ça. Tenir. Penser au lendemain en remettant le futur à plus tard”.
Plus loin : “Cette obstination à vivre, cette force animale qui fait qu’on se relève même éreinté, même en larmes, quand on voudrait rester couché avec les morts, cette persistance d’herbe folle germant après le feu ou brisant les macadams et les bétons pour trouver la lumière. Ça. Cette énergie des enfants, le courage qu’ils ont de jouer et de rire au cœur des tragédies, affrontant leur malheur dans des nuits sans sommeil”.
Ou même dans ce dialogue entre Alice et Miguel, vieil homme sage et bienveillant qui a aidé de nombreux exilés dont Alice et les siens.
– L’espoir nous fait souvent le cœur gros. C’est une attente qui peut décourager.
– Et si on espère rien? – Alors on meurt. On se tue. Pourquoi on s’accroche à la vie même quand tout semble perdu, d’après toi ?
– Parce qu’on a peur de la mort. Pur instinct de survie. Les animaux n’espèrent rien et ils font tout pour survivre.
– Les animaux n’ont pas peur de la mort. Ils n’ont pas conscience de leur fin inéluctable. Et survivre n’est pas vivre. Nous ne sommes pas des animaux”.
Quelques lignes plus tard : “On en revient à ce qu’on disait. À cet instinct. C’est un espoir secret, comme un moteur silencieux qui nous fait tenir debout et mettre un pas devant l’autre”.
Il est là l’espoir : un pas après l’autre, un jour après l’autre, un jour et son lendemain… À chaque aube je vis.
“Longtemps… Pour Alice ce mot ne peut évoquer qu’un passé révolu, lointain. (…) Mais l’avenir se réduit à demain, à la semaine prochaine. Parfois, Rébecca regardait l’aube venir par la fente d’un mur ou par une fenêtre et elle observait en silence la lumière se répandre puis elle disait “Il va faire jour. Ça ira”.
Voilà. Reste à dire ou redire que ce dernier roman d’Hervé Le Corre est beau à pleurer, rempli de tristesse, de bienveillance, de peur et de désespoir. Et d’une immense humanité. Avec des scènes poignantes à tous les coins de villages.
Pour chaque groupe sur les routes et à toutes les époques c’est “le chaos de l’exode ou de la mort”.
“Ils se mirent en route lentement, bossus et pesants, les uns derrière les autres. Marchant les bras ballants, tassés sous leur charge, on aurait dit une famille de grands singes difformes”.
Il est trop tard pour tout, l’homme a tant tiré sur la corde qu’il l’a rompue, les bornes ont explosé. L’auteur nous le dit en ces termes :
“Nour ne voyait aucune issue, aucune destination à cette errance dans les ruines d’un monde qui ne renaîtrait pas de ses cendres, tant il avait été méticuleusement détruit avec une science instinctive du saccage, un talent toujours renouvelé du massacre, une obstination bestiale dans l’erreur. Elle avait lu qu’au début du siècle dernier les humains avaient commencé à apercevoir le danger mortel qui les menaçait, mais les puissants et les riches avaient choisi d’ignorer les alarmes et continué de jouir de leur domination. Dans un lointain passé, dans ce que certains vieux qu’elle avait connus appelaient l’Histoire, les rescapés des exterminations, des génocides, des guerres totales, sortis des camps, des forêts, des caves, avaient retrouvé assez de force pour se relever et se remettre à vivre et à espérer malgré les abîmes de désespoir où on les avait jetés mais ils avaient pu le faire dans un monde en reconstruction, flanqués d’enfants heureux et de fantômes effarés. Aujourd’hui, les enfants étaient effarés et les fantômes pleuraient sans fin.”
En dépit de sa chronologie distendue, qui incite à faire une mise au point à chaque début de chapitre : où et quand sommes-nous ? l’histoire se lit facilement et ne se lâche pas. Ce sont les groupes de personnes – les mêmes dans un périple du début à la fin – et les femmes qui les mènent qui nous indiquent l’espace-temps.
La dernière question que je me suis posée est : “Comment est-ce possible ?”. Après avoir lu ce roman je devrais plutôt m’en poser une autre : Quand ?
“Demain”, c’est le mot de la fin.
Merci Monsieur Le Corre pour toutes ces “belles” histoires noires que vous nous donnez à lire. Merci de nous bouleverser à ce point, de nous faire mal. De nous déchirer en nous donnant des raisons d’espérer : les aubes et les femmes grandioses. Merci d’aimer et respecter autant les femmes. Merci d’avoir peur et de partager cette peur avec nous. Mais qui sait, on n’est qu’en 2024…
Alors, à quoi ça sert de lire ??? Je dirais plutôt « à quoi ça sert de le demander ? » Car ici la réponse est d’une grande évidence. A ne jamais dire qu’on ne savait pas. Les écrivains, essentiellement les romanciers, se chargent de nous le dire depuis des lustres. Et nous portons nos masques de plus en plus serrés, achetons des ornières de plus en plus larges et consommons autant sinon davantage. Avec un tel coup de cœur, pardon, un tel coup de poing, faire l’autruche sera moins facile pour nous. Mais pour combien de temps…
AU FIL DES PAGES, DES MORCEAUX CHOISIS POUR LEUR FORCE NARRATIVE
Sur le déclenchement final, la grande panne, quand la fée électricité jette l’éponge dans une scène apocalyptique. On est en 2051 et c’est le commencement de la fin :
“Cette panne. Jamais on n’en a connu de si longue, de si étendue. L’électricité, les réseaux. Tout ce qui tenait encore à peu près debout des sociétés chancelantes. Les éoliennes, les centrales solaires sont déconnectées. Tout ce qui fonctionnait encore sur batteries s’arrêtera dans quelques heures. Quelques panneaux permettent de recharger deux ou trois appareils, téléphone ou ordinateur, mais à quoi bon quand il n’existe plus de connexion ? (…) Aujourd’hui, la nuit tombe sur le siècle. (…). J’étais là quand tout a vraiment commencé à finir.”
Vingt années avant la grande panne. Le début des migrations et des lois pour les encadrer et fermer les frontières. Vous voyez une coïncidence avec ce que nous entendons aux infos aujourd’hui ? Moi aussi. Dépêchons-nous de comprendre que le big bang ne touchera pas que les exilés et que nous ferons peut-être partie de leurs hordes s’ils nous acceptent.
“Ils (Martin et Rébecca) ont grandi dans la vieille Europe gouvernée par des autocrates déments, guerriers bornés, bouclée telle une forteresse, toute la misère du monde se pressant au pied de ses murailles barbelées gardées par des armes autonomes, se noyant dans des mers infranchissables, leurs canots chavirés, leurs esquifs coulés par les garde-côtes”.
“Rébecca revoyait les images qu’elle avait toujours connues des interminables colonnes de réfugiés chassés par les inondations, les famines, les guerres ou les épidémies, millions de damnés claudiquant, piétinant, se traînant, poussant des carrioles, battant des ânes fourbus, femmes, hommes et enfants chargés de sacs et de colis, misérables bardas arrachés à leur vie de misère”.
Et plus loin : “C’était la même misère, en pire. La famine. La sécheresse. La guerre depuis cinq ans. Je lui ai parlé des bateaux que les garde-côtes européens coulaient au large de la Corse ou de la Sicile. Je lui ai parlé des camps d’internement, de la malnutrition, des maladies, de la violence. Je lui ai dit qu’à bord il y avait des dizaines de gamines comme moi et dans les camps où elles se prostituaient pour pas crever de faim et que c’était pareil.”
“Notre monde. C’est donc en train de se produire, ce désastre global, après trente ans de guerres, de pandémies, de terres submergées, brûlées, désertifiées, irradiées, avec ces millions et millions de déplacés enfermés dans des camps, ces infravilles surpeuplées, où l’on crève derrière les clôtures de fer et d’électronique”?
Des scènes hallucinantes sont décrites avec une plume enflammée jusqu’au lyrisme – et sans grandiloquence –, et des détails visuels si réalistes que l’on s’y croirait presque, comme ici :
“La forêt morte s’étendait aussi loin que le regard portait. Les troncs calcinés, couchés les uns sur les autres par les tempêtes, émergeaient d’un fouillis de fougères et d’ajoncs. Des branches noires se dressaient au-dessus de ce chaos comme les ultimes appels au secours de géants brûlés vifs”. (…) “La lune pâle se couchait dans un ciel indolent où s’effilochaient les nuages.Quelques étoiles finissaient de s’éteindre en tremblotant”.
“ Au vent chaud soufflant du sud-ouest les feuilles des jeunes arbres chuchotaient leur plainte, petite foule endurant son calvaire”.
La dernière génération de la lignée, celle des enfants, se pose de justes questions :
“Clara ne comprenait pas que les gens de ces temps-là n’aient rien fait pour empêcher le désastre annoncé depuis longtemps”.
“On dansait au bord du gouffre, disait souvent Rebecca pour qu’elle comprenne. On savait tous que ça arriverait mais on ne savait pas quand. Ni comment. On s’attendait au pire, mais pas à ça”.
“Quelque chose s’est produit, voilà presque un demi-siècle, dont le mécanisme s’était enclenché bien plus tôt, une faille profonde travaillant en silence dans les consciences, un doute réenfoui après chaque séisme : génocides, tyrannies, guerres, catastrophes, mais activé de nouveau à force d’oubli dans les esprits anesthésiés par l’illusion marchande et l’égoïsme érigé en forteresse intime jusqu’au Big One quand toute l’énergie destructrice accumulée par le système s’était libérée. L’humanisme n’était qu’un nid de frelons déserté depuis longtemps par les évangélistes bourdonnants et il s’effritait et se pulvérisait au moindre contact, sans poids, inconsistant”.
Les raisons du chaos selon Miguel, ou comment dire bien haut demain ce que beaucoup pensent tout bas aujourd’hui :
“Toute la fin du siècle dernier et au début de celui-ci les alertes ont été données, sonnées, gueulées. Il fallait changer de logique, cesser la fuite en avant de l’avidité, de la rapacité des puissants de ce monde qui saccageaient la planète et les peuples par tous les moyens possibles. Catastrophes climatiques, famines, pandémies, guerres. La misère et la barbarie partout. On voyait chaque jour le monde imploser mais on était trop peu nombreux à se rebeller. Les gens s’imaginaient qu’ils échapperaient au pire. Ils achetaient des climatiseurs, des téléphones neufs, ils prenaient des avions, ils regardaient les guerres sur leurs écrans, soulagés qu’elle se déroule loin d’eux, pleurnichant de temps à autre sur les malheurs du monde pour mettre à jour leur bonne conscience. Pendant ce temps perdu, les maîtres de ce monde-là conduisaient à pleine vitesse vers le bord de la falaise et nous demandaient à nous, pauvres cons, de retenir le bolide pour l’empêcher de basculer. Ils pensaient peut-être qu’ils parviendraient à sauter en marche et quelques-uns ont dû le faire… A cette heure, il en reste probablement dans des forteresses en Norvège ou en Alaska, va savoir, gardés par leurs milices”.
Une réponse
Que dire après une telle chronique ? L’avenir que décrit Hervé Le Corre n’est pas une dystopie mais est bel et bien à nos portes et si nous continuons de ne rien faire, inexorable.
La fin peut être interprétée différemment selon que le lecteur voit le verre à moitié vide ou à moitié plein.
Je découvre Hervé Le Corre à travers ce roman. On sent chez lui un profond respect des femmes en particulier et de l’humanité en général. Je m’en vais de ce pas lire un de ses romans précédents, dont la SL ne m’a dit que du bien. Pourquoi pas un polar noir ?