Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Prends garde ⇜ Luciana Castellina & Milena Agus

Paru en janvier 2015 chez Liana Levi. Traduit de l’italien (titre original : ‘Guardati dalla mia fame’, ‘Prends garde à ma faim’). 176 pages. Roman historique. ‘Physiquement’, Prends Garde est un ‘drôle’ de livre : écrit à quatre mains, imprimé et édité tête-bêche, avec deux couvertures au visuel identique mais de couleur de fond différente, il se lit dans l’ordre que choisit le lecteur, qui peut même lire les deux parties en même temps, pourquoi pas. Vraiment très original, et efficace pour ce genre de sujet.

Milena Agus, d’origine sarde, est née en 1959 à Gênes. Professeure d’histoire et d’italien, elle commence tard à écrire et publie en 2005 Quand le Requin dort mais c’est Mal de pierres, sorti en 2007, qui la fera connaître. Je l’ai lu et aimé, sans beaucoup plus.

Luciana Castellina, née en 1929 à Rome, est une journaliste engagée et une figure politique de la gauche italienne, co-fondatrice notamment de la revue mensuelle politique ‘Il Manifesto’, puis députée européenne pendant plusieurs années. Elle est aussi écrivaine.

L’histoire. La région des Pouilles italiennes en mars 1946. La Seconde Guerre mondiale est officiellement finie mais le nord de l’Italie est encore occupé par les Allemands. Le sud, lui, voit le chaos s’installer avec les rebuts de la guerre arrivant de partout et ne sachant où aller : anciens combattants, rescapés des camps, soldats Alliés, déserteurs, soldats sans affectation, réfugiés juifs. Le chaos se propage et la misère s’ajoute à la misère. Prends garde relate un événement historique méconnu ou presque aujourd’hui, y compris des Italiens, qui s’est produit pendant la guerre civile qui eut lieu dans les Pouilles, entre 1943 et 1948.

A Andria, petite ville située dans le talon de la botte italienne, les quatre sœurs Porra (toutes proches de la soixantaine et toutes célibataires sauf une) personnalisent ce que le peuple italien appelle ‘les propriétaires terriens’. Recluses dans leur grand palais, univers ouaté, passéiste et suranné, elles mènent une petite vie calme, austère et inoffensive faite de bigoteries, de prières, de broderies et, bien qu’elles soient immensément riches, de privations. Régulièrement, elles distribuent des bonnes œuvres à l’Eglise parce que c’est la norme pour les riches, mais ignorent totalement les journaliers affamés qui depuis plusieurs jours font le siègent et défilent devant chez elles.

Le 7 mars au matin un coup de feu est tiré sur les manifestants, apparemment en provenance du Palais des sœurs Porro. Il n’en faut pas plus pour déclencher la fureur des manifestants qui enfoncent les grilles et investissent les lieux. Les quatre sœurs sont lynchées, deux mourront, les deux autres survivront à leurs blessures.

Voilà ce que nous relate Milena Agus dans la partie romancée avec son écriture juste et parfois drôle. L’histoire est vue de l’intérieur du château, et nous cohabitons avec les sœurs Porro juste avant l’assaut, grâce à une astuce très fine de l’auteure. En effet, Milena Agus a eu l’heureuse idée d’introduire dans l’intimité des quatre sœurs une amie (riche elle aussi mais d’une plus grande ouverture d’esprit) qui leur rend régulièrement visite avec qui elles partagent leurs impressions. Ce qui lui a permis de nous en faire un portrait fidèle et précis, comportant des instants très drôles quand elle décrit leurs manies et leurs travers, et nous montre également à quel point ces quatre sœurs sont éloignées de la réalité, inoffensives, et coupables seulement d’être riches. Ainsi en page 24 : ‘D’ailleurs, les sœurs Porro ignoraient le mal, c’étaient des créatures simples, et lorsqu’il leur arrivait de tomber sur quelque chose de compliqué, d’obscur et de menaçant, tout de suite elles se défendaient avec ces gestes rassurants : vérifier que l’ourlet de la robe ne dépasse pas, ne pas avoir de bouillie plein la bouche et tout le tralala’.

Et page 48 : ‘Lorsqu’elle tirait à boulets rouges sur tout le monde et affirmait que son pape idéal serait celui qui excommunierait et considérerait comme hérétique quiconque ne refusait pas de devenir soldat, les Porro auraient voulu barricader portes et fenêtres. Les sœurs s’affolaient. Si quelqu’un l’entendait ! Pour l’amour de Dieu, avec cette voix perçante ! Que la petite bonne lui apporte tout de suite une boisson chaude’. Ce personnage 100 % fictif est l’alter ego de la romancière mais est aussi très utile au lecteur.

prends-garde-histoireCôté récit historique, le travelling est plus large. L’historienne a commencé sa partie par un bref rappel des faits qui se sont déroulés le 7 mars 1946. Mais juste après, le récit commence véritablement en 1943, fin de la guerre en Italie avec le débarquement des Alliés en Sicile, mais début de la guerre civile des Pouilles et il se poursuit jusqu’après le procès des participants au lynchage des sœurs Porro (136 personnes arrêtées et condamnées à des peines lourdes), en 1948.

L’intérêt de la version historique est forcément la leçon d’histoire à laquelle nous avons droit avec, entre autres événements marquants de l’histoire italienne, la destitution de Mussolini puis celle du parti fasciste, la reconstitution du PCI (Parti Communiste italien) sur le modèle russe, l’afflux de réfugiés de toutes nationalités, la capitulation des Allemands, etc. Ainsi que de nous faire réaliser que ce sont les conditions de vie misérables des ouvriers agricoles (les culs-terreux), oubliés et méprisés de toutes les institutions, y compris des communistes, qui ont conduit à ces révoltes et ces violences. Nous lisons page 11 : ‘C’est la faim qui se transforme en violence et réclame vengance. Et elle la réclame aux sœurs Porro, parce qu’elles appartiennent à la classe des exploiteurs. Que ce soit elles ou d’autres qui ont tiré n’a désormais plus d’importance. Elles sont coupables pour des raisons historiques. Pour des raisons de classe’. Au passage, j’ai noté que, contrairement à ce que j’aurais pu penser, c’est l’historienne qui, tout en fournissant une analyse du contexte historico-social, donne le plus de détails et de précisions sur l’attaque de la villa et le lynchage des sœurs Porro.

Mais surtout ces mots terribles page 52 : «L’idée courante était que les ouvriers agricoles n’étaient pas des êtres humains comme les autres, mais des frisulicchi, des bêtes de somme (…) une masse agricole ignorante, analphabète et aux instincts bestiaux»… L’image des couvertures fait volontairement penser aux images de la révolution française de 1989, tout comme l’idée que c’est le pain qui manque avant tout et que son absence est le symbole premier de la famine.

Mais aurions-nous eu la constance de lire ces quatre vingts pages d’histoire pure et dure sans la perspective de lire la partie romancée (ou le souvenir de l’avoir lue, tout dépend du ‘sens de lecture’ choisi) ? Moi non, j’ai lu intégralement la partie historique grâce à la partie romanesque.

Ce que j’en ai pensé. Quelle bonne idée d’écrire à deux sur un même fait historique. L’historienne pour les faits, les dates, le fond historique et social, la romancière pour faire le lien entre les faits et la psychologie des personnages. L’historienne nous donne le point de vue des agresseurs, Milena Agus celui des victimes. Luciana Castellina commence avec les exactions commises au château, puis éclaire les faits par un chapitre d’histoire pure commençant avant les faits et finissant après, Milena Agus nous met en compagnie des sœurs Porro dans la majeure partie de ses pages et termine par les actes de violence commis contre elles. Une belle façon de dresser à deux un tableau le plus complet possible d’un fait méconnu de cette période trouble de l’immédiat après-guerre en Italie. De se compléter sans jamais se répéter.

Pour ma part, j’ai commencé ma lecture par la partie romanesque et bien m’en a pris. Si j’avais fait l’inverse, le livre me serait peut-être tombé des mains ; ­quatre vingts pages d’histoire pure sur un seul événement, ça risquait de faire longuet, en tout cas pour moi. Et j’aurais raté un bon livre. Le roman a ‘sauvé’ l’histoire. Bizarre, non ? La partie historique, bien écrite, est riche, instructive et sûrement complète et fidèle, archidocumentée et chronologiquement juste… Malheureusement il y manque, une petite chose : le souffle romanesque. Là, c’est flagrant, à moins d’être enragé d’histoire, il vaut mieux la lire dans un roman historique que dans un texte d’histoire pure et dure. Le récit historique va exposer des faits, une chronologie, un contexte, voire en donner une analyse (qui sera forcément celle de l’historien), tandis que le romancier va rassembler des éléments historiques (faits, dates, personnages), des commentaires, des analyses et les mêler à sa propre et libre narration. S’il fallait choisir une seule version, ce serait bien sûr la version romanesque.

Lire pour comprendre le monde… passé, présent, donc 'à venir'.

 

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