Per Petterson est un écrivain norvégien auteur de nouvelles et de romans. Avant de se consacrer à l’écriture, il a exercé divers métiers dont ouvrier agricole, libraire et traducteur. Son roman Pas facile de voler des chevaux a connu dès sa sortie (2006) un succès unanime et reçu de nombreux et prestigieux prix littéraires dans le monde entier.
Cinq de ses romans ont été traduits en français, dont Je refuse et Jusqu’en Sibérie qui m’attendent tranquillement sur une étagère.
Au début du second millénaire, dans un petit coin de campagne norvégienne, Trond Sander, veuf âgé de soixante-sept ans, vit seul avec sa chienne Lyra dans une petite maison près d’un lac. Un rêve de calme et de solitude qui date de son veuvage mais qu’il réalise enfin. Trois ans plus tôt, il a perdu, en l’espace d’un mois, sa femme dans un accident de voiture auquel il a survécu de justesse, et sa sœur d’un cancer. Il les aimait toutes les deux. Physiquement il est plutôt en bonne forme hormis un dos fragile, qu’il doit ménager car “il n’est plus ce qu’il était”.
Il mène désormais une petite vie calme, tranquille, réglée comme du papier à musique avec un calcul soigné de son emploi du temps quotidien, partagé entre les travaux de rénovation de la maison, les grandes balades avec sa chienne en guise d’activités physiques, et la lecture. Les hommages aux livres (ceux de Dickens en particulier sont fréquents car il en apprécie les fins, quand tout se redresse et redevient normal, les fins heureuses, quoi…) Un sommeil plus court mais indispensable et forcément, de rares courses à “la boutique” pour les besoins matériels.
Cette routine en rien ennuyeuse, il l’a choisie et la revendique, tout comme sa maniaquerie naturelle qu’il entretient au jour le jour dans la maison et pour sa personne.
Une nuit, il entend du bruit dehors et découvre son voisin, qu’il connaît à peine, en train de chercher et appeler son chien Poker avec une lampe de poche. Retrouvé, celui-ci finit par repartir avec son maître. Rentré chez lui, Trond peine à se rendormir, assailli par les souvenirs d’un été qui remonte à plus de cinquante ans… Que s’est-il passé si longtemps avant ? Finalement, ce voisin, il le connaît depuis longtemps et il le reconnaît…
Trond a quinze ans quand commence véritablement l’histoire en 1948. C’est un adulescent timoré, réservé, naïf, qui déjà réfléchit au pour et au contre avant d’agir ou de parler. Lors de vacances qui s’annonçaient joyeuses, seul avec son père dans un chalet proche de la frontière suédoise, il se laisse entraîner par Jon, son jeune voisin, pour aller “voler des chevaux” sur les terres proches d’un fermier. Les “emprunter”, en réalité, pour les monter et batifoler fièrement sur leur dos ; mais “les voler” sonne mieux aux oreilles des deux jeunes, ravis de se prendre pour des “criminels” le temps d’une cavalcade…
La situation dérape et l’aventure à cheval tourne court. Le cheval de Trond, surpris par un obstacle infranchissable, le projette ; il tombe sur le dos et il se blesse au bras. Les deux garçons décident tacitement de rentrer. Sur le chemin du retour, Trond assiste stupéfait mais impuissant à un accès de violence de son ami qui perd le contrôle pour une raison qu’il ignore, ce qui le trouble beaucoup.
Puis, rentré chez lui, son père lui révèle qu’il s’est passé la veille un drame atroce chez Jon, concerné de très près puisqu’un de ses deux petits frères, Lars, perd brusquement et accidentellement la vie “à cause” de lui.
Après l’enterrement, Jon disparaît et Trond comprend qu’il y a peu de chances qu’ils se revoient un jour…
Ce drame marque la fin d’une époque pour les membres des deux familles, essentiellement pour Trond dont la vie basculera définitivement pour d’autres raisons dramatiques dont la source remonte en 1945.
Les chapitres alternent les deux temporalités, engendrant un suspense par le passage constant du présent au passé. Un passé qui se compose de deux périodes : l’arrivée des Allemands en Norvège en 1940 et la résistance norvégienne, puis l’été de tous les dangers, celui de 1948. La période de 1940 à 1945, révélée à Trond par un voisin ami de la famille, Franz, concerne la conduite héroïque de son père et de la femme qu’il appelle rarement par son prénom : la mère de Jon, pendant l’occupation. Ces événements qui sont la cause de la disparition de son père trois ans plus tard se rappellent à lui sous forme de souvenirs que Trond veut oublier à jamais mais qui déferlent dans son esprit perturbé ; dans ses rêves surtout, ils s’invitent et se noient dans les pages réservées aux deux autres périodes. Cela ne gêne en rien notre lecture car ils sont peu nombreux et les cinquante-cinq ans qui séparent les deux périodes principales concernent un seul et même personnage à des âges différents.
Nous suivons Trond de son adolescence à sa retraite, sa nouvelle relation avec son voisin, et découvrons peu à peu les liens entre les événements relatés, ainsi que les répercussions irréversibles qu’ils ont eues pour les personnages et leurs familles. Si l’enchaînement n’est pas toujours évident, tout finit par s’expliquer dans la dernière partie. Je n’en dirai pas davantage, encore moins sur la fin.
Pour ce qui est du style, Pas facile de voler des chevaux est tout aussi bellement écrit par Per Petterson que traduit par Terje Sinding. La prose est fluide, à l’image des rivières qui traversent les campagnes et les forêts norvégiennes et suédoises. Les descriptions sont belles, la poésie affleure dans chacune d’elles et la beauté de la nature y est célébrée. La traduction n’a pas dû être facile.
L’histoire, racontée à la première personne par le narrateur-personnage principal, est remplie de tendresse, de pudeur et d’innocence. Les doutes, les hésitations, les scrupules de Trond (et de son père) sont bien rendus – par des paroles retenues, mais également des non-dits, des vrais silences – et nous en comprenons les causes.
La construction est un peu moins aisée peut-être, tel un puzzle dont les pièces nous sont fournies une à une pour que nous les posions également une à une sur le fond de l’histoire. Le plaisir de lire reste intense.
Un regard sur le livre. Je ne remercierai jamais assez Cunégonde, chroniqueuse de Bouquivore, de m’avoir orientée sur la littérature norvégienne. Après Le Cimetière de la mer d’Aslak Nore, une saga familiale et historique sous forme d’enquête, voilà qu’elle me fait découvrir Per Petterson avec ce joyau qui dormait d’un sommeil profond sur mes étagères, en compagnie de Je refuse du même auteur.
J’ai tout apprécié dans ce roman. En premier lieu, les personnages. Trond bien sûr, dont le caractère ne change pas au fil des ans – toujours aussi précautionneux voire scrupuleux, un brin hypocondriaque à ses heures, discret, solitaire. Un homme qui malgré une vie d’adulescent brisée par deux fois en un été, continue de clamer haut et fort qu’il a de la chance et en a toujours eu. Trond m’a beaucoup touchée, surtout adolescent, par sa pudeur extrême et la difficulté qu’elle implique dans l’expression de ce qu’il ressent ; par ce qu’il dit aussi et surtout par ce qu’il ne dit pas ou pas assez. Et même par des choses qu’il ressent tout en se défendant de les ressentir et persistant à rester positif.
Les autres personnages m’ont eux aussi conquise. Ce sont essentiellement des hommes. Une femme, pourtant, joue un rôle important : la mère de Jon, belle, douce et bienveillante. Tous sont par nature des gens simples et “ordinaires” vivant loin des villes et de leurs excès. Ils sont à la fois touchants, pudiques, solitaires. Taiseux, même. Bien souvent des silences traînent derrière les mots, jetés de façon brève et inattendue dans des discussions sous forme de dialogues qui se font quasiment toujours entre deux hommes : le père et le fils, le fils et le voisin, le père et le voisin, très rarement entre un homme et une femme en “direct”.
Mais l’isolement et la discrétion n’empêchent en rien les drames de se produire et les secrets de famille de s’enfouir, bien au contraire. Tous les protagonistes ont subi d’une manière ou d’une autre les répercussions de la tragédie de l’été 1948. Mais Trond a encaissé davantage que les autres. Il a perdu en même temps, à un âge difficile, deux personnes essentielles dans une vie : un parent et un ami.
Quant à son père, il est difficile de ne pas l’aimer. Et de l’aimer. Pas facile de voler des chevaux est un roman sur les relations complexes entre un père et son fils, surtout quand ce dernier ne comprend pas son aîné.
Admiration, amour filial et paternel, tentatives de transmission, complicité relative, mais incompréhension et déception, les sentiments sont partagés, forts mais tus le plus souvent. Et pas seulement par pudeur…
L’eau et sa liquidité est omniprésente et donne lieu à de belles descriptions. La neige, la pluie, le lac et surtout les rivières. Elle est pour Trond le symbole de la vitalité, de la vie qui coule, y compris la sienne. Là encore, le travail de traduction est colossal.
“J’ai plissé les yeux en regardant la rivière qui coulait devant la fenêtre. Elle scintillait comme un déluge d’étoiles, comme la Voie Lactée en automne, quand sa cataracte d’écume dessine des volutes sans fin dans la nuit et que vous la contemplez au milieu de la vaste obscurité, couché sur les rochers près du fjord, avec la dureté de la pierre contre votre dos. Et vous la regardez jusqu’à en avoir mal aux yeux, et le poids de l’univers tout entier pèse sur votre poitrine et vous empêche de respirer ».
Qui n’a ressenti cette sensation d’infiniment petit devant l’immensité d’un océan à marée haute et d’une haute montagne ?
Ou encore : “L’eau bouillonnait entre mes bottes. Autour de moi tout était vaste et silencieux, mais je n’étais pas perdu. Au contraire, j’avais le sentiment d’être élu. J’étais parfaitement calme, j’étais au centre des choses. C’était grâce à la rivière, ça ne faisait aucun doute. Je pouvais m’immerger jusqu’au menton et ne plus bouger et sentir la violence du courant me bousculer le corps, mais je serai toujours moi, je serai toujours au centre de tout”.
Bien d’autres thématiques rencontrées dans le roman tournent également autour du ressenti, des sentiments : l’amitié forte, l’amour plus fort que tout, le courage ou son absence, la résistance des Norvégiens aux nazis, le temps qui passe, symbolisé par l’eau de la rivière, le refuge dans les livres, l’introspection masculine, la culpabilité qui n’avoue pas son nom, la solitude qui, même quand elle se dit désirée sait nous écorcher l’âme au fil des jours…
Et bien sûr les non-dits et les silences.
Je dirai pour finir qu’avec ce roman dramatique rempli d’amour, qui mêle d’une plume poétique les grands sentiments, les drames de l’existence et les joies d’un train-train quotidien, je continue ma découverte de la littérature norvégienne dont je ne suis pas particulièrement férue, et que je n’ai pas l’intention de m’arrêter en si bon chemin. D’autres romans attendent mon bon vouloir. Ce sera mon souhait de l’été, “lire norvégien” comme Trond “lisait Dickens”. En alternance avec d’autres, bien sûr, une sortie littéraire se profile et plusieurs de mes fétiches en seront.
Regretté, peut-être, juste pour le dire : le manque d’explication des faits au moment où ils se déroulent devant nos yeux et les questions qui « semblent » rester sans réponse. Mais nous sommes davantage dans l’introspection masculine que dans l’action, même si les événements sont dramatiques. Et un homme qui se remet perpétuellement en cause et en question, j’approuve.
Merci Cunégonde pour ce petit coup de cœur. Au fait, ça te dirait de changer de pseudo ?
QUELQUES MOTS GLANES DANS LES PAGES
Une réflexion que Trond répète à l’envi : c’est un chanceux. Pour nous convaincre ? Pas facile quand on lit son histoire. Pour s’en convaincre ? Ou parce que, même enfant il avait en lui la conscience de la relativité des choses. Et là, ce serait admirable. Il nous dit en tout cas :
“Toute ma vie j’ai désiré vivre seul dans un endroit comme celui-ci. Même quand la vie était belle, et elle l’a souvent été. ça, je peux l’affirmer. Qu’elle l’a souvent été. J’ai eu de la chance”.
Plus loin : “(…) Mais les temps ont changé, le monde où je vis est différent et j’ai peu d’estime pour les gens qui prétendent que notre existence est gouvernée par le destin. Ils geignent, ils se tordent les mains et implorent notre pitié. je considère que nous créons nous-mêmes notre vie. J’ai en tout cas créé la mienne, pour ce qu’elle vaut, et j’en assume la pleine et entière responsabilité “.
Un hommage à son ami Jon :
“Il m’avait appris à ne pas avoir peur. Grâce à lui j’avais compris qu’il suffisait de me laisser aller sans trop réfléchir pour échapper à mes inhibitions et accomplir des choses dont je n’aurais pas osé rêver”.
Sur les relations difficiles entre un père et son fils :
“C’était il y a 50 ans, et autour de moi il se passait plein de choses qui me faisaient peur et que je ne comprenais pas. Je sentais pourtant que j’allais bientôt y parvenir, je savais que si je tendais la main aussi loin que possible, je toucherais peut-être un but. Et alors j’y verrais clair. C’est en tout cas ce que je me disais. Et je me souviens de cette nuit de l’été 1948, quand j’ai ramassé mes vêtements et que je me suis précipité dehors, pris de panique. Car je venais de comprendre qu’entre la réalité des choses et ce que disait mon père il n’y avait pas forcément de concordance, et que ça rendait le monde flou et insaisissable.”
Et encore sur ce père qu’il admire, notamment pour sa méthode de travail :
“J’ai pris la main qu’il me tendait, et il a tiré la mienne si fort que j’ai presque eu mal. Et au lieu de me relever, il m’a enlacé et attiré contre sa poitrine. Je n’ai pas su quoi dire, tellement j’ai été surpris. Nous étions de bons amis, nous l’avions été en tout cas, et nous le redeviendrons certainement. C’était l’homme que j’admirais le plus au monde, et il y avait toujours un pacte entre nous. J’en étais persuadé. Mais nous n’avions pas l’habitude de nous serrer dans nos bras. Il nous arrivait de nous battre pour rire, de nous empoigner et de faire des imbéciles en nous roulant par terre dans les prés de l’alpage. Mais aujourd’hui ce n’était pas une bagarre. Bien au contraire. J’avais beau chercher dans mes souvenirs, jamais il n’avait fait une chose pareille”.