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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Les tourmentés ⇜ Lucas Belvaux

Les tourmentés ⇜ Lucas Belvaux - Lucas - BouQuivore.fr

Lucas Belvaux, belge, 63 ans sacrément jeunes, est à la fois acteur (l’inénarrable Allons z’enfants, de Claude Boisset…) et réalisateur avec une dizaine de titres à son actif (notamment une trilogie comportant Un couple épatant, Cavale et Après la vie). Et désormais romancier avec ce premier roman noir qui a remporté le prix Régine-Desforges du Premier roman 2023 et rencontré un beau succès d’estime multimédiatique

L’histoire, pour le moins singulière, peu fréquente en littérature, est celle d’une chasse à l’homme. Non pas une chasse à l’homme comme on peut en voir souvent dans les films ou les séries si l’on est friand du sujet bien sûr, n’attendant que l’hallali. Nous sommes ici dans un contexte romanesque dans lequel l’essentiel n’est pas la chasse en elle-même alors qu’elle en est le sujet.

Trois personnages, les “tourmentés”, et la famille de l’un d’eux, se partagent l’histoire. Deux hommes et une femme.
Les hommes, Skender et Max, sont d’anciens frères d’armes. Soldats en ex-Yougoslavie puis mercenaires peu scrupuleux (pléonasme ?) pour les gouvernants défendus, essentiellement l’Afrique, leurs missions guerrières les ont profondément marqués, surtout l’Afghanistan et l’Irak. Max était le sergent de Skender, apprécié, aimé même de tous “ses” soldats. Il n’a ni femme ni enfant. Il est devenu majordome-chauffeur-garde du corps-homme à presque tout faire d’une femme richissime. Mais “Pas larbin”, nous dit-il.

Skender, plus “fragile”, a sombré dans l’alcool après avoir arrêté ses missions. Il a tout perdu, sa femme, ses deux enfants, Jordi et Dylan, son logement, et s’est retrouvé à la rue. “Clodo” comme il le dit si mal. Malheureux comme une pierre.

Honneur tardif aux femmes, celle dont il est question ici, sera appelée Madame tout au long du roman. C’est elle qui mène la danse. Chasseuse émérite depuis l’enfance, il ne manque qu’un gibier à son tableau de chasse : un homme. Et comme elle a hérité d’une fortune colossale à la mort (“accidentelle”) de son mari abhorré, elle aimerait combler ce manque et voir si, contre une rémunération substantielle pour sa famille, elle est capable de chasser un homme. Et de le tuer bien évidemment.

Le hasard faisant aussi bien les choses dans les romans que dans la vie, Madame est la patronne de… Max. Ils se sont rencontrés à la vente aux enchères de ses bijoux et des montres luxueuses de son mari et depuis il vit à ses côtés, avec les deux molosses de Madame, dressés au combat et à la traque. En tout bien tout honneur. 

Lorsqu’elle “imagine” son projet de chasse, c’est tout naturellement vers Max qu’elle se tourne pour lui “fournir”, s’il en connaît une, une proie. Le hasard, toujours, lui fait revoir Skender à la sortie de l’école de ses enfants où celui-ci les guette sans les aborder, le cœur en vrac. Il le suit pendant une semaine dans la limousine de Madame, voit sa précarité et décide qu’il ferait un bon candidat.
Après avoir renoué le contact (restaurant, balades en Mercédès, souvenirs évoqués…), il lui présente Madame sans lui donner de détails sur le travail qu’elle va lui proposer.

A la fin de leur entretien, elle lui demande purement et simplement si, moyennant une grosse somme à définir, il serait prêt à mourir “pour ses enfants”. Estomaqué (et nous, donc !) dans un premier temps, Skender pense à sa femme Manon, qu’il aime toujours et à ses enfants, qu’il aime comme un père qu’il n’est pas, à leur futur s’il continue de ne pas les aider, et demande la somme de trois millions pour servir de gibier à Madame. Celle-ci accepte.
Skender est persuadé qu’il survivra et l’accord a lieu, glaçant, telle une banale tractation commerciale.

Il est convenu que la chasse durera un mois, trente jours plus précisément et se déroulera dans une forêt roumaine où chassaient Madame et son mari. Elle commencera six mois après les accords définitifs acceptés et signés par les trois “partenaires”, Max coordonnant les choses, entraînant Madame et servant d’intermédiaire entre la chasseuse et le chassé. Six mois de préparation, c’est long mais c’est très court, surtout pour Skender.

C’est toute cette période, faite d’attente et de précipitation selon les personnes, que raconte le roman, avec les voix des différents personnages et un suspense qui va crescendo, rythmé pas la chronologie, pour finir tendu à l‘extrême.

Et la fin, bien sûr la fin, eh bien je n’en dirai rien du tout bien sûr, de la fin. Parfaitement maîtrisée par l’auteur, elle tombera dans les toutes dernières pages et surprendra, assommera, ravira, décevra, glacera, déboussolera le lecteur. Un grand calme en tout cas après la frénésie de la traque. 

Pour ce qui est de l’écriture, elle est purement scénaristique, dès le début, avec une tension palpable. Et maîtrisée de bout en bout. Pas de doute, l’auteur est “de la partie”. Les tourmentés est un scénario quasi prêt pour le tournage. Lucas Belvaux, ses personnages créés et son sujet trouvé, n’intervient jamais en tant que narrateur, la polyphonie nous donne le point de vue des personnages mais pas celui de l’auteur, auquel ils retirent totalement la parole. 
Ainsi, les trois personnages principaux s’expriment à la première personne, sans être introduits, y compris dans un même chapitre. D’autres s’y invitent plus rarement : Manon, et Jordi, l’épouse et le fils aîné de Skender notamment. Une sorte de choralité narrative qui nous donne le ressenti des personnages tout en faisant avancer l’histoire. Exit la morale, des explications parfois, qui sont tout sauf des excuses, au lecteur de se faire son idée et de se prendre la folie en frontal.
Des chapitres courts pour la plupart, les dialogues brefs et incisifs, procurent une facilité de lecture et la compréhension immédiate des ressentis des personnages. Par ailleurs, de nombreuses descriptions – de la forêt roumaine, où va se dérouler la chasse, et d’autres régions françaises, éclairent les pages et reposent nos nerfs.

Un regard sur le livre. Je n’aurais jamais pu lire ce livre si la traque de Skender par Madame et ses chiens y occupait l’entièreté des pages. S’il se limitait à l’action. Avant de l’acheter, je m’étais un peu renseignée et connaissais Lucas Belvaux et son antimilitarisme pour avoir vu Allons Z’enfants. Cela ne m’a pas empêchée de trépigner en tournant les pages. Et quand j’ai vu et entendu Miléna en parler sur sa chaîne Youtube (MilenaLit), il est remonté de plusieurs crans dans ma PAL.

Les personnages, “les tourmentés” ont tous les trois connu le comble de l’horreur. Les deux mercenaires en raison de leur choix initial personnel, faire la guerre. Certains passages, heureusement peu nombreux, sur ce thème sont difficiles à lire, très explicites et détaillés, “scénaristiques”.

Madame, elle, à cause d’une blessure profonde infligée dans son enfance qui conditionnera toute sa vie et lui inspirera un désir de vengeance à l’égard du genre humain. Elle est “au cimetière des souffrances anciennes où chaque tombe recèle une plaie mal fermée, suintante, une blessure qui ne guérira jamais et qui fait mal encore. Une douleur d’enfants. Silencieuse. Jamais dite. Une de celles qui font haïr”. Est-ce une excuse ?

Pourtant, revenus de tout y compris de leur enfer personnel, carapacés derrière leur passé récent ou ancien, les tourmentés ont gardé en eux quelque chose d’humain, de l’ordre de l’infime. Il est amusant de lire que Madame pense que ses chiens féroces, bien que domestiqués et attachés à elle, sont sensibles à la beauté de la nature. Max, lui, se remet vite en question et regrette sa proposition et Skender se transforme sous nos yeux en père et mari idéal.

Entre la “signature” de l’accord et la mise en application, il s’écoule six mois. Six mois pour se préparer au pire. Les trois personnes concernées ont fort à faire, surtout Skender, le seul à avoir une famille et à devoir essayer de la sauver en sacrifiant sa vie. Cette partie du roman est la plus intéressante, sous-tendue, toujours, par la choralité qui nous permet de cerner les personnages séparément et collectivement, leur nature, leur passé et essentiellement leur évolution psychologique à mesure qu’avance l’intrigue et se rapproche la date fatidique.
C’est autour de cette période que le suspense nous fait trépigner. Nous nous demandons comment un tel imbroglio va pouvoir se terminer, et comment l’auteur va lui aussi s’en sortir !C’est surtout le sort de Skender qui nous accapare car nous entrons dans sa famille et apprenons à la connaître avec plaisir, tant Manon que leurs deux garçons, qui sont des personnages attachants.

Les six mois qui précèdent la chasse nous rendent de plus en plus confus, le suspense n’est pas dans l’action mais dans les déclarations, les suppositions, les réflexions que se font “les tourmentés”. Dans leurs remises en cause, leurs remords, leurs espoirs…
Leur vie à tous est en suspens pendant une demi-année mais tous ne le savent pas. Une belle maîtrise là aussi que de reléguer l’action derrière l’attente. C’est là que se révèle l’humanité de l’histoire.

Pourtant, malgré l’effroyable sujet du roman, les sentiments ne manquent pas à l’appel (amour filial et parental, amour de couple, tendresse, désamour aussi), et nous les trouvons parfois là où l’on ne pouvait les attendre… 
Quant à la guerre, ou plutôt les guerres, il est clair que Lucas Belvaux, fidèle aux principes érigés dans ses films est contre à cent pour cent parce ce n’est qu’horreur et tourments. La preuve en est dans le titre de son premier roman, peut-être.

Enfin, au détour des pages, de nombreuses réflexions pertinentes et criantes de vérité nous saisissent, même en pleine action. Deux exemples parmi bien d’autres.
Sur l’importance de l’argent et la possibilité qu’il procure de tout acheter ou vendre, y compris la vie, y compris sa vie, nous lisons ici :
“Ça vaut quoi la vie d’un homme ? D’un homme comme lui. Un homme sans rien. Clochard. Va-nu-pieds. Un homme que personne n’attend et n’attendra plus jamais. ça vaut combien une vie qui ne vaut plus la peine d’être vécue ? Une vie d’invisible, sans amour, à la lisière du monde ?”.

Sur l’exercice physique, car il y en a…  la satisfaction et la sublimation de la douleur qu’il procure :
Madame marche, rythme régulier, toujours égal, deuxième souffle, euphorie, endorphine. Je sais ce qu’elle ressent, l’impression de légèreté, de ne plus avoir de corps ni d’emporter le poids, supporter ses douleurs. Sans pensée. Sans passé. Sans histoire. Sans mémoire. N’être plus qu’énergie, volonté et mouvement. Un esprit sans matière”.

Je dirai pour finir que ce premier roman d’un cinéaste estimé n’a pas grand-chose d’un premier roman. Singulier et glaçant dans son sujet, il est d’une facture maîtrisée et réussit à nous toucher avec des personnages que leur vie et leurs choix ont durcis. Une belle révélation, que je vous recommande. A quand le film ? 

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