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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Les règles du Mikado ⇜ Erri de Luca

Les règles du Mikado ⇜ Erri de Luca - Erri de Luca - BouQuivore.fr

Erri de Luca, né à Naples dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre, est un homme et un écrivain engagé, aux convictions fortes. Journaliste, dramaturge, traducteur et poète, il est aussi un alpiniste chevronné aujourd’hui encore. Il a obtenu en 2002 le prix Femina étranger pour Montedidio dans lequel il raconte son enfance et le prix européen de littérature en 2013, ainsi que le prix Ulysse pour l’ensemble de son œuvre.

A la fin du siècle dernier, à la frontière italo-slovène. Un homme plutôt âgé et une jeune gitane de quinze ans se rencontrent d’une façon peu banale. Lui, horloger de profession ayant eu une belle et lucrative carrière, célibataire retraité mais toujours passionné de précision au point d’avoir fait du Mikado son jeu fétiche et quotidien, apprécie parfois et par tous les temps, de délaisser son confort citadin pour camper à la dure dans les montagnes avoisinantes. Seulement “pour vivre un peu seul”, nous dit-il. Avec des cartes napolitaines, des mots croisés, et un Mikado pour jouer tout en réfléchissant, “rafraîchir son cerveau”.

Elle, pas nommée non plus, est une jeune gitane qui, une nuit d’hiver, entre inopinément dans sa tente et lui demande de l’héberger. D’emblée commence un long dialogue qui dure toute la nuit et crée un lien fort. Chacun voulant savoir ce que fait l’autre dans la nuit en pleine montagne : elle à courir éperdue, lui à dormir seul dans une tente. Elle lui dit avoir quinze ans et être poursuivie par sa famille qu’elle a fuie juste après ses fiançailles avec “un vieux de cinquante ans”. Elle refuse ce mariage arrangé, sa désobéissance et sa fuite en ont fait une proie à chasser pour les hommes de sa famille qu’elle a “déshonorés”.

Cette rencontre fortuite est l’occasion pour eux d’échanger sur leur vie personnelle et sur leur vision de la vie. Leurs propos sont pertinentes, prononcés parfois tels des aphorismes. Elle avec sa fraîcheur et sa spontanéité naturelles lui raconte les conditions des tsiganes, leurs bonnes et mauvaises coutumes ; leur moyen de communication, leur culture orale, l’absence totale d’écrits même officiels :
“Les histoires se racontent le soir et changent un peu chaque fois. Les paroles restent après avoir été prononcées”. Elle lui dit leurs croyances, leur sens de l’honneur ; son amour des animaux, notamment de son ours et ses corbeaux dressés :
“J’ai été une petite fille liée à un grand être vivant” et “L’ours est la seule personne que je regrette d’avoir perdue”.

 Lui, avec son calme et sa raison, relate les ficelles de son métier d’horloger, son choix de vie solitaire et son amour “manqué”, qu’il appelle “sa cicatrice” lorsqu’elle lit les lignes de sa main en lui disant :
“Tu es vieux, mais tu ignores beaucoup de choses. (…) “Toi tu lis des livres, moi je lis des mains”.

Après avoir été obligés de “déménager” pour cause de visites inamicales, l’horloger décide d’emmener la jeune gitane voir la mer en vélo. Ils remontent la tente à Grado, sur une plage de l’Adriatique. Mais là aussi, sous des allures de jeu et d’escapade joyeuse, le danger rôde sous forme de visites… et ils se réfugient sur le bateau d’un ami de l’horloger. Un mois plus tard, ils se séparent. Le vieil homme rentre chez lui après l’avoir confiée à son ami marin, qui l’a embauchée définitivement. 

On est au mitan du livre et bien des années plus tard quand l’histoire reprend. C’est dans une tout autre direction. La gitane a appris à lire et à écrire et correspond régulièrement avec l’horloger de manière épistolaire, par l’intermédiaire d’une association qu’il a fondée et qu’il préside, la Fondation Mikado. Ils se donnent des nouvelles de leur vie respective. Les deux, forcément, ont changé de parcours. Elle surtout, parce qu’elle avait quinze ans et a donc plus de choses à lui raconter. L’horloger a repris la sienne là où il l’avait laissée après l’avoir quittée : il est retourné “aux montres et aux bivouacs”.
Sans se revoir, ils restent en contact et bientôt des rebondissements surgissent, qui nous prennent de court et créent un suspense inattendu.

Et là, j’avoue avoir été pour le moins “étonnée” de la tournure prise par l’intrigue.
L’histoire bascule à nouveau quand la gitane écrit à la Fondation pour lui demander des nouvelles de son ami dont elle ne reçoit plus de lettres depuis un an. Nous apprenons de sa bouche des choses de plus en plus surprenantes sur sa véritable vie, entre Naples et la Suisse, qu’il a consignée dans un carnet, sorte de journal écrit à son intention à elle.
Je ne peux en dire davantage, sinon que la dernière partie, si elle explicite l’entièreté de l’histoire, est elle aussi inattendue. La fin, la vraie, le lecteur l’aimera ou non, reste que Erri de Luca, en nous donnant des réponses à des questions que nous ne nous posions pas, est un orfèvre malicieux. Comme son horloger ?

L’écriture est aussi sobre, nette et précise qu’un bâtonnet de Mikado. A la fois vive dans les dialogues et délicate dans l’expression de l’amitié qui unira deux personnes dissemblable et distillant à deux reprises un suspense imprévisible au milieu des pages.
Dans une préface amusante, le lecteur, qui est momentanément le narrateur, revendique le droit d’entrer directement dans l’histoire (par des dialogues nocturnes) en sautant joyeusement la présentation d’usage des personnages.
La construction est fantaisiste et passe de dialogues nocturnes dans la première partie, à des échanges épistolaires des décennies plus tard et enfin à la découverte d’un carnet laissé par l’horloger qui rebat à nouveau les cartes du jeu ; non, qui relance les bâtonnets du Mikado.

Un regard sur le livre. Les règles du Mikado est un roman court mais sa grande concision, ses cent soixante pages, ses deux personnages pour lesquels l’auteur éprouve une belle empathie, racontent  une histoire dense à la construction élaborée et aux rebondissements multiples. Ces deux personnes anonymes sont touchantes dans leurs rapports. 

L’analogie que fait l’horloger depuis toujours entre la vie en général et le jeu du Mikado m’a semblé un peu redondante même s’il dit lui-même que c’est sa manière à lui de voir le monde. Peut-on vraiment baser toute une vie avec pour préceptes les règles du Mikado ? Ce jeu aurait sans doute pu être n’importe quel autre. Il a pour lui d’allier la dextérité, la précision, le calme et la stratégie.
“Certains voient la vie comme un fleuve, certains comme un désert, d’autres comme une partie d’échecs avec la mort. Moi, je la vois sous la forme d’un jeu de Mikado en solitaire”.
“ À l’origine, la chute des quarante et un bâtonnets servait à interroger le destin. On lisait la réponse dans la forme du tas. Toi, tu lis les lignes de la main : ne sont-elles pas comme un lancer de bâtonnets”. 

Ce qui m’a vraiment touchée dans ce roman, c’est sa magnifique histoire d’amitié. Alchimie immédiate, vive et durable, elle est un coup de foudre amical. C’était elle et c’était lui, comme dans une rencontre amoureuse. Ces deux-là se comprennent d’emblée, en quelques mots et quelques gestes, sans se connaître avant que la jeune fille en fuite ne fasse irruption dans la tente de l’horloger en pleine nuit et en pleine montagne. Deux personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer, sans affinités particulières, éprouvent une sympathie et une solidarité immédiates et réciproques avec un besoin de veiller l’un sur l’autre dans les moments périlleux. Et qui, en un mois, vont créer des liens durables, indéfectibles. Même après la mort… Après l’instant de stupeur qui a suivi l’arrivée de la jeune fille dans la tente du vieil horloger, ils sont allés à la rencontre l’un de l’autre, chacun s’est enrichi au contact de son interlocuteur impromptu. L’amitié est un sentiment difficile à dépeindre et Erri de Luca le fait d’une manière pudique mais efficiente. Humaine car Erri de Luca est avant tout un écrivain humain, engagé et toujours proche des petites gens.

DES APHORISMES DANS LES DIALOGUES

Sur l’âge, la jeunesse et la vieillesse, l’horloger nous dit :
“Je ne fais aucune différence d’âge. Tu me traites de vieux, d’accord, mais j’ai le même âge que toi, je vis à la même époque. Les générations n’existent pas pour moi. Tant que nous vivons, nous sommes contemporains. Nous sommes deux personnes”.
Sa définition, inattendue mais juste de la vieillesse :
“C’est quand on te parle et qu’on glisse le mot « encore ». Vous travaillez encore ? Vous campez encore, vous faites encore ça et ça”.
Sur le temps, symbolisé par les montres :
” La poussière dérègle les montres parce qu’elle veut être celle qui mesure le temps”.
“Les montres sont des instruments de mesure, mais le temps c’est autre chose. Il va aussi bien au ralenti qu’à toute vitesse.“

« Tu es horloger, tu es obsédé par ton métier, mais les hommes ne font pas tic-tac. (…)Ils pensent une chose et en font une autre. Ils disent je t’aime à une femme, puis ils la frappent. Ils ne font pas tic-tac”.
Sur les gitans pour lesquels la jeune femme éprouve des sentiments mêlés allant de l’amour au désamour en passant par l’admiration au fil des siècles :
“Ce sont des gens délicats, ils font attention aux mots. Il suffit de peu pour blesser”.  
Sur leurs persécutions :
“Quelle guerre ?” “Qu’est j’en sais ? Une guerre. Quelle question ! Les guerres doivent avoir un nom et un prénom ? Les gitans n’en font aucune et ils les ont toutes connues”.

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