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SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Les raisins de la colère ⇜ John Steinbeck

Les raisins de la colère ⇜ John Steinbeck - John Steinbeck - BouQuivore.fr

John Steinbeck : Un nom simple, un auteur majeur, une œuvre grandiose. Né en 1902 à Salinas (Californie), il meurt en 1968 à New York. Ses premiers romans rencontrent un succès immédiat, tous pétris d’un réalisme social et engagé. Contemporain de ce qu’il relate ici, il dénonce avec la force d’un Zola ou d’un Hugo en France, un peu plus tôt, les conditions de travail des petits travailleurs agricoles et leur exclusion. Les raisins de la colère est son chef-d’œuvre, vendu et lu à plusieurs millions d’exemplaires. Mais toute son œuvre est à lire et à relire.

L’histoire commence en Oklahoma après un Dust Bowl particulièrement long et dévastateur. La famille Joad a tout perdu, y compris sa terre et sa ferme, desquelles elle vivait depuis plusieurs générations.
Les banques ont chassé les petits métayers de leurs fermes qu’elles vont exploiter jusqu’à la lie avec des grosses machines qui laboureront la terre en profondeur et dans le mauvais sens. Histoire de la rentabiliser avant qu’elle n’en puisse mais. “Avant qu’elle meure”, dit avec cynisme un émissaire de banque.
La famille Joad se compose de quatre générations, la quatrième en gestation dans le corps de la fille aînée. Il y a les grands-parents, tous deux d’une santé précaire et chefs de famille responsabilités, le père et la mère, et leurs cinq enfants : Noah, John, Rosasharn, enceinte et fière de l’être, Al le coureur de jupons, et les deux petits : la préadolescente Ruthie et Winfield, petit chien fou. Presque membre de la famille, l’ancien pasteur charismatique Jim Casy. Enfin, Connie, le futur papa du bébé, personnage peu consistant.
Le père et la mère décident de partir pour la Californie, l’Eldorado où le travail abonde pour les agriculteurs, d’après les “prospectus orange” qui ont été distribués à tous les métayers. 
Après tout, dit l’un d’eux gonflé d’espoir : “La vie a pas été facile ici. Là-bas ça pourra être que différent… du travail autant qu’on voudra, du vert partout et des jolies petites maisons blanches avec des oranges qui poussent autour”.
Avant leur départ, les Joad ont l’immense joie de voir revenir leur second fils Tom, sorti de prison et mis en liberté conditionnelle. C’est une famille unie et aimante, les retrouvailles sont émouvantes et très vite Tom deviendra le “chef” reconnu et le héros de l’histoire.

S’ensuivent la préparation et le voyage lui-même. Si la première s’est déroulée dans une effervescence faite de la tristesse d’abandonner “leur” terre et d’un espoir de vie meilleure à l’horizon, le voyage est long et pénible : plus de trois mille kilomètres dans un pick-up ancien, rafistolé de partout et chargé à bloc.
Après avoir vendu leurs affaires et leurs meubles pour une misère, les Joad, comme bien d’autres familles, se préparent à partir la mort dans l’âme car l’amour de la terre est ancré au fond du cœur de chaque paysan. C’était « leur » terre. Leur ferme. Leur vie.

Ce qui leur fait dire de manière prémonitoire :
“La colère d’un instant, les milliers d’images, c’est nous. Cette terre, cette terre rouge, c’est nous ; et les années de déluge et les années de poussière, c’est nous. On ne peut pas tout recommencer. L’amertume que nous avons vendue à celui qui a acheté notre bric-à-brac… maintenant c’est lui qui l’a, mais nous l’avons toujours.
En Californie ou n’importe où ailleurs, nous serons des tambours qui précèdent un cortège de peines, nous défilerons avec notre amertume. Et un jour… un jour les armées de l’amertume marcheront toutes dans la même direction. Et elles chemineront ensemble, et c’est une terreur mortelle qu’elles inspireront.“ Comment on fera pour vivre sans nos vies ? Comment on saura qui on est sans notre passé ?”

Bien plus qu’un simple épisode du récit, le voyage est au cœur de l’histoire ; il en est même la partie essentielle, occupant les trois quarts des pages. Les pannes succèdent aux pannes, les arrêts aux arrêts. Et les drames succèdent aux drames (décès, séparations volontaires, aléas climatiques, hostilités humaines…), au point que l’on se demande souvent si c’est possible. Nous lisons :
“Voitures rangées sur le bas-côté de la route, moteurs déculassés, pneus rafistolés. Voitures qui se traînent sur la 66 telles des créatures blessées, éclopées et pantelantes. Surchauffes, faux contacts, coussinets branlants, carrosseries brinquebalantes. (…)
« Deux cent cinquante mille personnes sur la route. Cinquante mille voitures à bout de souffle : blessées, fumantes. Des épaves sur le bas-côté, abandonnées. Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Que sont devenus les occupants de ces voitures ? Ont-ils continué à pied ? Où sont-ils ? D’où vient le courage ? D’où vient cette terrible foi ?”.

Jusqu’à devenir en quelque sorte la normalité pour les migrants de plus en plus nombreux sur les routes :

“Deux jours durant les familles fuirent, mais le troisième jour la terre fut trop immense pour elles et elles durent opter pour un nouveau mode de vie ; la route devint leur demeure et le mouvement leur mode d’expression. Peu à peu elles prirent leurs marques dans cette nouvelle vie”.

(…) “Sur la route les voitures des migrants rampaient tels des insectes, et les étroits kilomètres de béton s’étiraient devant elles”.

“Le peuple en mouvement, en recherche, était désormais un peuple de migrants. Ces familles qui avaient vécu sur de petites parcelles de terre, qui avaient connu naissances et décès sur quarante arpents et s’étaient nourries comme elles le pouvaient du produit de ces quarante arpents, erraient à présent dans l’immensité de l’Ouest. Et elles cherchaient du travail au petit bonheur la chance ; et les routes étaient des flots de migrants, et les bas-côtés des haies de migrants.

A la fin de cet interminable exode, les corps et les esprits sont épuisés. Le paradis annoncé (déjà décrié au fil de rencontres par ceux qui en repartent) fait moins battre les cœurs et l’espérance ne tarde pas à se muer en désespoir profond. Arrivés à bon port, la déception des migrants est à la hauteur de leurs espoirs : immense. Il n’y a rien pour eux ici. Ni travail, ni accueil chaleureux, ni nourriture. Pas même un temps clément. Rien que la misère, la haine et le mépris des Californiens qui craignent ces “Okies” (surnom qu’ils ont donné aux migrants de l’Oklahoma) et tous les autres venus de l’Est.

Le dénouement, qui n’est pas une fin en soi et auquel il est impossible de s’attendre, tombe comme un couperet (bienveillant) sur le lecteur déjà assommé. D’une beauté sans nom, il transforme ce roman hyperréaliste en véritable et absolu hymne à la vie. Après avoir été mis KO tout du long, le lecteur finit par redresser la tête. Pour continuer de suivre la famille ou plutôt les familles de migrants… avec une grande curiosité et une forte empathie. Malgré sa pagination importante, j’aurais bien aimé une suite. Après avoir refermé le livre, je suis restée sans voix, totalement orpheline de lecture.

L’écriture (et sa traduction) relèvent de la virtuosité. La beauté des mots est aussi bouleversante que celle du récit. Les chapitres racontent en alternance l’histoire de la famille Joad et celle des Etats-Unis. Les deux sous forme de tragédie, l’une racontée comme un roman réaliste, l’autre à la manière d’un documentaire, d’un tableau tragique à grand spectacle sur la situation de l’Amérique dans les années 30, allant des terribles Dust Bowls successifs et de la Dépression de 1929 aux prémisses de la Seconde guerre mondiale. Et, entre deux étapes du voyage des Joad, le narrateur-auteur retrace le panorama de l’Amérique du voyage, celle de la ruée vers… l’Ouest, avec deux véritables morceaux de bravoure décrivant un Dust Bowl surréaliste et une tempête phénoménale.

 La redondance, voulue, dans certains dialogues et certaines explications est sans lourdeur aucune ; elle ne fait que se mettre au service des situations vécues. Dans cette toute nouvelle traduction, l’écriture n’a pas pris une ride et nous suivons avec entrain et tristesse la famille Joad dans ses espoirs et ses mésaventures. Sa misère…

Un regard sur le livre. Les raisins de la colère est pour moi de loin le meilleur roman classique américain de tout le vingtième siècle. Pas seulement un parmi tant d’autres. Je n’en avais étudié que des extraits pendant mes études et l’ai découvert dans cette nouvelle traduction-réédition, avec son intégralité et sa flamboyance. Un roman qui est devenu classique avec le temps tout en restant foncièrement moderne.
La tendance est à la lecture de classiques chez les jeunes lecteurs (je mentionne ceux qu’ils choisissent de lire ou de relire, pas ceux imposés en cours) ; c’est parce qu’ils ont quelque chose d’intemporel et que l’on y fait sans cesse référence de nos jours.

C’est simple, ce roman au titre à la fois réaliste –  les vignes poussent bien en Californie – et d’origine biblique, possède toutes les qualités requises pour se hausser au titre de pur chef-d’œuvre : fond historique réaliste et très documenté (l’auteur est contemporain des faits), personnages principaux charismatiques et héroïques à la fois, grande qualité d’écriture, y compris dans les scènes dantesques qui courent sur de nombreuses pages. Intérêt et émotion constants pour le lecteur.
Quant aux thèmes évoqués et développés, tous liés au principal : la migration des agriculteurs après la “mort” de leur terre, ils étirent celui-ci dans tous les sens, depuis les causes au dénouement.

Quelques mots sur les personnages, John et Ma (la mère) en tête bien sûr qui portent à eux deux la famille et sont de vraies bonnes personnes même s’ils ne le montrent pas, les circonstances dramatiques de leur vie ne laissant pas grand place à l’expression des sentiments, notamment ceux de la mère envers ses enfants. 

La famille est nombreuse et il y a aussi les personnes rencontrées pendant le voyage et sur place ; toutes et tous une particularité, un petit quelque chose, une évolution vers le haut qui nous les rend sympathiques et nous les fait aimer tels qu’ils sont. Les autres, tous les autres, sont à mettre dans le même panier, celui des méchants : les Californiens devenus riches, les banquiers et leurs intermédiaires…

A l’origine de cette ruée vers la Californie, nouvel Eldorado américain : la fin d’un monde agricole engendrée par l’appauvrissement jusqu’à l’extrême des terres de l’Est par des hommes, vaincus par les banques devenues des investisseurs fonciers. Tracteurs, cultures intensives, mépris des hommes, de la terre et du ciel – qui pourtant les alerte depuis des décennies –, banques ne pensant qu’au profit. Une banque, foncière ou non, est toujours une banque…
Le soleil, omniprésent dans les pages, l’est aussi sur la route et dans les champs. Il joue un rôle à part entière ; il est de loin, avec le vent et la poussière, “responsable” de la fin des cultures traditionnelles.
Le dérèglement climatique date du début du XXe siècle en Amérique. Sans considération aucune pour la terre qui les accueillait, les colons et leurs descendants ont creusé des puits de pétrole, pratiqué l’agriculture et l’élevage intensifs avec, à mesure que s’installa la politique de profit, de moins en moins de respect pour la terre. 

Pour convaincre les métayers de partir, les nouveaux “propriétaires” envoyaient leurs “hommes”, qui leur servaient ce discours cynique et incontestable :
“Le système du métayage ne fonctionne plus. Un homme sur un tracteur peut remplacer douze ou quatorze familles”…
“C’est pour ça que nous allons nous dépêcher de faire du coton avant que la terre meure. Ensuite, nous vendrons la terre”.

Tout en se défaussant totalement sur les responsables des banques, pas réellement humains :
“Parce qu’ils étaient des hommes et des esclaves, alors que les banques étaient tout à la fois des machines et des maîtres. Ce n’est pas nous, c’est la banque. Une banque, ce n’est pas un homme. La banque, c’est autre chose que les hommes, croyez-moi. C’est le monstre. Il a été fabriqué par des hommes, mais les hommes ne le maîtrisent pas”.

La religion joue un rôle important. Les descendants des colons sont tous de fervents croyants qui fréquentent la messe du dimanche avant l’exode. Parmi les chrétiens, les témoins de Jéhovah, surnommés les “passionnés du Christ”, sont nombreux à prêcher la parole de la moraleJ’avoue avoir eu du mal à “croire” ce que je lisais parfois sur la grandeur de leur Seigneur en ces temps misérables…
Le pasteur Casy, qui voyage avec les Joad, a lui laissé tomber les prières et les prêches. La rudesse des conditions de vie et son attirance pour les joies de la chair, lui ont fait perdre la foi, se demander si les prêches ne sont pas du racolage et réaliser qu’il aimait les gens plus que Jésus. Il fait tout pour leur venir en aide afin qu’ils soient heureux. Nous lisons :
“Quand on se serre les coudes, pas chacun pour soi mais chacun relié à tout le grand bazar – là oui, là on est sacrés”.
“C’est ça, prêcher. C’est être gentil avec quelqu’un qui va pas fort et qui peut pas vous en coller une pour vous remercier.”

La solidarité entre les migrants, autre thème récurrent , même si le plus important reste la famille et son unité, comme le dit la mère :
“Tout ce qu’on a c’est la famille, intacte. On est pareils que les troupeaux de vaches quand les loups sont en chasse, on reste ensemble. J’ai pas peur quand on est tous là, tous ceux qui sont vivants, et je refuse d’être séparée.” 

Sur la route, déjà, les familles se regroupent et s’entraident.
(…) “Le soir une chose étrange se produisait : les vingt familles en devenaient une seule, les enfants étaient à tous. Les maisons perdues en devenaient une seule, la vie de cocagne dans l’Ouest était le rêve de tous.”
(…) “Et les dépossédés, les migrants, affluaient en Californie, deux cent cinquante mille, trois cent mille. Derrière eux, de nouveaux tracteurs arrivaient sur la terre en forçant les métayers à partir. Et de nouvelles vagues arrivaient, de nouvelles vagues de dépossédés et de sans-toit, durs, déterminés, dangereux.
(…) « Et cette petite réalité qui résonne à travers toute l’histoire : l’oppression ne sert qu’à renforcer et à souder les opprimés ».

UN PEU D’HISTOIRE DE LA CALIFORNIE
pour nous aider (ou pas) à comprendre l’aversion des Californiens pour les Okies. Qui démontre en tout cas que la vie est un éternel recommencement…
Bien avant d’être volée aux Indiens, “jadis la Californie appartenait au Mexique et sa terre aux Mexicains ; et puis une horde d’Américains effrénés et en loques y déferla. Et leur cupidité était telle qu’ils prirent la terre : ils volèrent la terre de Sutter, la terre de Guerrero, ils prirent les concessions et se les partagèrent (…) et avec des fusils ils gardèrent la terre qu’ils avaient volée. Ils construisirent des maisons et des granges, ils retournèrent la terre et la cultivèrent. (…) Les Mexicains étaient faibles et repus. Ils ne furent pas en mesure de lutter…”
“Et puis, avec le temps, les squatteurs cessèrent d’être des squatteurs pour devenir des propriétaires ; et leurs enfants grandirent et eurent des enfants sur la terre. Ils ne connaissaient plus la faim, la faim sauvage, celle qui ronge et tourmente et fait désirer une terre, fait désirer l’eau et la  terre et le bon ciel au-dessus… Ils disposaient pleinement de toutes ces choses…”
(…) “Et, le temps passant, les hommes d’affaires s’arrogèrent les fermes, et les fermes grandirent, mais il y en avait de moins en moins.
Alors l’agriculture devint industrie, et, sans toutefois s’en rendre compte, les propriétaires imitèrent Rome. Ils importèrent des esclaves, même s’ils ne leur donnaient pas ce nom : des Chinois, des Japonais, des Mexicains, des Philippins”.

(…) “Ensuite les propriétaires cessèrent de travailler dans leurs fermes. Ils n’étaient plus cultivateurs que sur le papier ; ils oubliaient la terre, son odeur, son toucher, et se rappelaient uniquement qu’ils la possédaient, se souvenaient uniquement de ce qu’elle leur faisait gagner et perdre.” (…) Nombre d’entre eux n’avaient même jamais vu les fermes qu’ils possédaient.
Et puis les dépossédés furent attirés vers l’Ouest : du Kansas, de l’Oklahoma, du Texas, du Nouveau-Mexique, du Nevada et de l’Arkansas, des familles, des tribus fuyaient la poussière, fuyaient les tracteurs. En voitures, par caravanes entières, affamées et sans toit ; les dépossédés convergeaient sur les montagnes, affamés, fébriles – cette fébrilité des fourmis qui se hâtent vers le travail -, impatients de lever, pousser, tirer, cueillir, couper : n’importe quoi, quelle que soit la charge à porter, en échange d’une pitance”.
Ce n’est plus la ruée vers l’or, mais une ruée “vers l’ouvrage”.

Il faut dire que l’accueil des Californiens installés, en particulier pour les Okies qui, traités “comme de la vermine”,  s’entendent dire des paroles qui résonnent telle la peur de l’autre d’aujourd’hui :
“Saloperies d’Okies, ils sont sales et stupides. C’est des dégénérés, des pervers. Saloperies d’Okies, tous des voleurs. Ils piqueraient n’importe quoi. Ils ont pas le sens de la propriété privée”.
Amusant, si l’on veut : les migrants revendiquent haut et fort leur appartenance au peuple américain, comme le dit l’un d’entre eux :
“On est pas des étrangers. Américains depuis sept générations, et avant ça Irlandais, Ecossais, Anglais, Allemands. On a un ancêtre qui a fait la Révolution, et plein qui ont fait la guerre de Sécession – des deux côtés. Américains.”

L’Eldorado californien n’est pas le paradis annoncé loin s’en faut. Ce qu’ils trouvent (quand ils le trouvent) un travail de forçat payé une bouchée de pain au sens propre. Il n’y a pas de travail pour eux, pas de place pour eux.
Cette hostilité des Californiens et la solidarité des migrants, toutes aussi flagrantes, déclenchent le début du syndicalisme dans le domaine agricole tout en accentuant la peur des “propriétaires” du pays :
“C’est parce qu’on est unis. Ils peuvent pas s’en prendre à un de nous, les flics. Ils s’en prendraient à tout le camp. Et ça, ils osent pas. Tout ce qu’on a à faire, c’est de gueuler un coup et si on a deux cents lascars qui déboulent. (…) On peut faire pareil n’importe où. Suffit de se serrer les coudes. Ils iront jamais chercher des poux à deux cents gars. Ils s’en prennent uniquement aux types seuls”.

Et plus loin : “L’Ouest paniqua lorsque les migrants se multiplièrent sur les routes. Les propriétaires tremblaient pour leur propriété. Ceux qui n’avaient jamais connu la faim découvraient le regard des affamés”.

(…) “Trois cent mille… et le jour où ils se regroupent derrière un chef… c’est la fin. Trois cent mille, affamés et misérables ; le jour où ils prendront conscience de ce qu’ils sont, la terre sera à eux et tous les gaz et les fusils du monde ne suffiront pas à les arrêter.”

La chasse aux migrants et l’appauvrissement des pauvres est devenu un système, ni plus ni moins :
(…) Et l’hostilité à leur égard les changeait, les soudait, les unissait – une hostilité à cause de laquelle la population des petites villes se liguait et s’armait comme pour repousser l’envahisseur, des escadrons brandissaient des manches de pioche, des employés et des commerçants se munissaient de fusils et se mettaient à garder leur monde contre leurs semblables.

(…) “Satisfaits, les grands propriétaires envoyèrent de nouveaux prospectus pour attirer encore plus de monde. Et les salaires baissaient tandis que les cours restaient hauts. Et d’ici peu nous aurons rétabli le servage”.

La route 66 à ses débuts, avant d’être la route des touristes, célébrée et “chantée, est celle qui attend les voyageurs, “le peuple réfugié”, près de trois cent mille personnes  :
“La Route 66 est l’artère principale de la migration. La 66, le long chemin de béton qui traverse le pays, ondoie paisiblement sur la carte entre le Mississippi et Bakersfield, par les terres rouges et les terres grises, s’entortille dans les montagnes, franchit la ligne de partage des eaux, plonge dans le désert terrible et aveuglant, grimpe encore dans les montagnes de l’autre côté puis redescend vers les vallées fertiles de la Californie.

La 66 est la route d’un peuple de réfugiés qui fuient la sécheresse et les terres rognées, le fracas des tracteurs et les droits de propriété rognés, la lente invasion du désert vers le nord, les tornades hurlantes qui montent du Texas, les crues qui n’apportent nulle richesse à la terre et lui volent le peu qu’elle a. C’est tout cela que le peuple fuit, et il rejoint la 66 par les routes affluentes, les pistes à chariots et les chemins de campagne défoncés. La 66 est la route mère, la route de la fuite”.

Les raisins de la colère ⇜ John Steinbeck - route66 - BouQuivore.fr


Je dirai pour finir, quitte à me répéter, que Les Raisins de la colère est un chef-d’œuvre absolu. Et en tant que tel, il mérite d’être traduit et réédité au fil des ans, afin qu’aucun lecteur, jeune ou pas, ne puisse dire qu’il ne l’a pas lu, pire qu’il ne le connaît pas, n’en a pas entendu parler. Je l’ai lu il y a plus d’un mois et il me trotte toujours dans la tête, surtout quand j’écoute les informations… Ses personnages me parlent encore. Dois-je préciser que je vous le recommande ? Non bien sûr. Si vous ne l’avez pas lu, lisez-le, si vous l’avez lu, relisez-le. Comme moi il vous fera pleurer de bout en bout sur la misère des personnages, trépigner de colère en découvrant l’injustice et l’exploitation face à un courage inaltérable, réaliser que la vie est un éternel recommencement.
Et considérer les auteurs comme des lanceurs d’alerte. Car ce que nous lisons est arrivé dans le passé, arrive dans notre présent, continuera dans le futur proche et risque fort de rapprocher de nous un futur dit lointain et apocalyptique. A moins que nous ne nous contentions pas de les lire, les auteurs, mais que nous les écoutions. N’est-ce pas, Mister Trump ? Et consorts…

DES PAROLES PARMI TANT D’AUTRES : (CLIQUER POUR VOIR LA SUITE)

De beaux et tristes adieux quand l’un quitte la famille :
“Je serai toujours là, dans l’ombre. Je serai partout… partout où tu regarderas. Partout où y aura des gens qui se battront pour plus avoir faim, je serai là. Partout où y aura un flic qui tapera sur quelqu’un, je serai là. S’il avait raison, Casy, alors… je serai dans tous les cris des gens qui sont en colère… et je serai dans le ventre des petits qui rigolent parce qu’ils ont faim et qu’ils savent que le dîner est bientôt prêt”.

Des descriptions simplement belles, quand elles ne sont pas dantesques :
La lumière de l’après-midi, jaunissante et poudrée, déposait un voile d’or sur la terre. Les tiges de maïs paraissaient d’or massif. Un vol d’hirondelles fondit sur un trou d’eau.”

‘’La grosse goutte de soleil rouge qui s’attardait sur l’horizon finit de s’écouler et disparut, et il y eut une explosion de couleurs au-dessus de l’endroit où elle avait disparu, et un lambeau de nuage en forme de chiffon sanglant vint y flotter. Et le crépuscule envahit le ciel depuis l’horizon à l’est, et l’obscurité envahit la terre par l’est. L’étoile du Berger s’alluma dans la nuit tombante”.

Le soleil rouge toucha l’horizon et s’y étala comme une méduse, et au-dessus le ciel parut soudain plus éclatant et plus vivant”.

“Et là ils virent le désert : au loin des montagnes de cendre noire, et le désert gris qui renvoyait le soleil jaune. De petits buissons faméliques, sauge et armoise blanche, jetaient des ombres téméraires sur le sable et les fragments de roche. Le soleil aveuglant tombait à la verticale.”

Le début d’une tempête apocalyptique et de ses conséquences, un véritable morceau de bravoure difficile à lire. Le point de vue général des aléas climatiques nous aide à comprendre l’histoire de ces familles et de leur échec :
“Venus de l’océan, les nuages gris marchaient sur les hautes montagnes de la côte puis sur les vallées. Haut dans le ciel, le vent soufflait avec une rage muette, et il sifflait dans les buissons et rugissait dans les forêts. Les nuages arrivèrent en pièces détachées, succession de bouffées, de drapés, de chicots gris ; et ils s’accumulèrent et s’installèrent bas dans le ciel de l’Ouest”.

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