
Katherena Vermette, d’origine amérindienne, poétesse et autrice pour la jeunesse, commence à être connue en France. Katherena Vermette ne s’arrêtera pas là, elle continuera à défendre ce qui reste de son peuple et de sa culture, en particulier les femmes autochtones, piliers de leurs familles.
Katherena Vermette, qui donne ici encore une voix (multiple) aux femmes d’une famille autochtone confirme son entrée brillante dans le monde romanesque et figure parmi les jeunes écrivaines canadiennes les plus prometteuses.
Nous sommes à Winnipeg, Canada, dans un quartier totalement démuni qui, délaissé peu à peu par les Européens à partir des années soixante, sert désormais de “réserve” indienne.
Ces quatre filles, représentant chacune une génération de la famille, les voici dans une brève présentation par ordre de leur apparition dans les pages, au moment où commence l’histoire.
Phoenix, dix-sept ans, accouche difficilement d’un beau et solide garçon, à qui elle donne le prénom de sa plus petite sœur morte à neuf ans, Sparrow. L’accouchement a lieu en prison ou plutôt dans un centre de détention pour mineurs. Le bébé lui est enlevé quelques heures après pour être confié à l’adoption chez sa grand-mère paternelle. Une décision acceptée par Phoenix, pour des raisons qu’on ignore, ayant probablement signé les papiers d’adoption sans tout comprendre, tout comme on ignore le motif de son emprisonnement.
Mais elle le regrette sans le dire, espérant prendre un nouveau départ à sa sortie de prison et, qui sait, revoir son enfant.
Phoenix est une jeune fille instable, sans repères, à fleur de peau, rebelle jusqu’à la violence et le plus souvent en colère contre les hommes, contre le système, contre le traitement des sang-mêlé, contre elle-même. Nous avons envie de la serrer dans nos bras pour la réconforter.
Cedar, sa sœur cadette, part vivre chez son père après avoir connu plusieurs familles d’accueil. Passionnée par les études, elle rentre à l’Université. C’est elle, un peu moins perturbée, plus forte et raisonnable que les trois autres personnages féminins qui apportent leur voix, mais réservée et triste cependant, qui raconte l’histoire de leur famille avec le plus de recul et de lucidité. C’est elle aussi qui comble les blancs de l’histoire familiale.
En dépit du passé fracassé de leur famille, les deux sœurs, toutes les deux solitaires, s’aiment et voudraient se revoir, se fréquenter même, et elles aiment leur mère envers et contre tout.
Elsie, leur mère, est sans doute la plus blessée de la famille. Avec trois enfants de trois pères différents, très perturbée par les épreuves d’une vie difficile, entre autres la mort de sa dernière fille, elle navigue en eaux troubles, devenue dépendante de tout ce qui se boit, s’avale, se fume voire s’injecte. Elle fait des efforts surhumains et pitoyables pour s’en sortir afin de pouvoir un jour peut-être, s’occuper de ses deux filles, devenues grandes, en vivant dans le même quartier. Ou du moins avoir un œil sur elles.
Et puis il y Margaret, la mère d’Elsie, qui s’est occupée des trois premières à tour de rôle et de pratiquement toute la famille, hommes y compris. Mariée à Sasha, goujat bon à rien alcoolique et paresseux, c’est une femme en colère ; peut-être plus encore que Phoenix, sa petite-fille, car elle est très intelligente et frustrée d’être passée à côté de sa chance, de n’avoir pu, après l’obtention de son diplôme en droit, exercer son métier d’avocate pour une raison inattendue. Et, partant, d’être contrainte à s’occuper à plein temps de sa fille (Elsie) et de ses frères, de ses petites-filles et même de sa mère devenue impotente. Elle est devenue dure, vindicative, acariâtre et vocifère plus qu’elle ne parle tout en accomplissant bon gré mal gré les tâches domestiques qu’elle déteste mais qui sans cesse lui incombent. Elle ne porte aucun membre de la famille dans son cœur, à part peut-être ses petites-filles.
En haut de l’arbre généalogique, Christine, Annie pour tout le monde, l’aïeule, mère de Margaret et de trois garçons. Personnage important, elle n’a pas “voix au chapitre”. C’est elle pourtant qui véhicule le passé de la famille Stranger car nous la voyons vivre et l’entendons parler dans les propos et les récits de ses descendantes.
Voilà. Ces quatre femmes, hantées par leurs propres démons passés et présents, n’auront vécu ensemble qu’épisodiquement. Elles racontent les événements familiaux qu’elles ont vécus ou dont elles ont entendu parler par les anciens et leur polyphonie permet de reconstituer l’histoire de leur lignée et d’avoir des points de vue différents sur des situations précises.
Il n’y a pas vraiment d’histoire, ou plutôt pas vraiment d’intrigue. Cela peut nous paraître un peu décousu, du moins au début, au niveau de la construction, tant pour ce qui concerne la chronologie que pour relier les personnes. Les adeptes du roman de facture “classique” comportant un début, un milieu et une fin seront peut-être désemparés mais leur gêne ne sera que passagère et leur attention bien vite captée.
Un suspense est présent, du début à la fin, concernant un personnage. Et ce sont des histoires, des personnages, des vies qui défilent devant nous et que nous suivons avec un intérêt croissant car l’ensemble reconstitue celle d’une famille à l’existence extrêmement triste.
Sur cette fatalité, qui concerne aussi bien les Métis que les Indiens, Margaret (et Katherena Vermette avec elle) nous dit :
“Sa mère était âgée, elle vivait dans un passé dont elle ne s’était jamais remise mais qu’elle considérait comme le bon vieux temps. Alors qu’elle n’en avait que des mauvais souvenirs. Quand sa mère était petite, on avait expulsé les Métis d’une ville qu’ils avaient bâtie. La famille, sans le sou, vivait dans une simple cabane. Aucun d’eux n’avait réussi professionnellement, trouvé un emploi stable, fini sa scolarité. Et ils étaient tous morts bien trop jeunes et dans des circonstances plutôt étranges. A l’exception d’Annie, qui s’était éteinte à un âge avancé et entourée de gens qui l’aimaient. Margaret savait que ça avait beaucoup compté pour elle. D’être capable de vivre aussi bien. Aussi longtemps”.
Et plus loin :
“Margaret pensait que c’était normal, que toute famille était faite d’une myriade d’histoires tristes. Mais en grandissant, il lui était apparu que seuls les Indiens, et les Métis, étaient pénétrés de chagrin jusqu’à la moelle des os, s’échangeaient leur désespoir comme on échange une recette de cuisine, et avaient la peau tissée de désolation, de rejet et de reniement. Comme si les histoires tristes constituaient le seul héritage à se transmettre”.
La fin ne sera pas aussi triste que l’ensemble de l’histoire. L’espoir, infime mais tenace, est là, porté par ces filles-femmes qui veulent à tout prix s’en sortir et sont dotées d’une résilience peu commune. Elle nous permet de respirer plus tranquillement en refermant le livre.
Pour ce qui concerne l’écriture, nous retrouvons le principe de choralité, identique à celle du précédent roman de Katherena Vermette, Les femmes du North End – paru en 2022 dans la même collection de Francis Geffard chez Albin Michel. La choralité se fait ici par quatre voix différentes, une par génération, avec l’autrice comme narratrice en nom et place de la femme concernée. Katherena Vermette a là aussi placé un arbre généalogique en ouverture et s’y reporter facilite grandement la lecture.
Caractéristique majeure de l’écriture : l’autrice et sa traductrice Hélène Fournier réussissent à merveille à changer de langage en changeant de personnage.
Ainsi trouvons-nous des paroles grossières avec une écriture orale parfois brutale chez quelques jeunes, surtout Phoenix ; une langue à la fois riche et spontanée, également parsemée de jurons chez Margaret ; un langage classique, doux, élégant et triste chez Cedar. Sans doute parce qu’elle est universitaire, celle-ci est aussi la seule à utiliser le “je” de narration. Sa plus grande facilité à s’exprimer en fait la narratrice principale, qui développe aussi bien sa propre histoire que celle de ses sœurs (dont l’une est morte) et celle de toute son ascendance. La troisième personne utilisée par l’autrice devient la première par le ton et le vocabulaire employés.
Un regard sur le livre. Impossible de ne pas être bouleversé par Phoenix, Cedar, par Elsie et les autres, y compris celles et ceux (peu nombreux) qui ne s’expriment pas dans des chapitres qui leur sont dédiés. Le ton est donné dès les premières lignes : il s’agit d’une histoire triste, tragique même, traversée cependant de rais de lumière et d’espérances, auxquels on veut s’accrocher, dans les propos de l’une ou l’autre des femmes, sur lesquelles Katherena Vermette, Métisse elle aussi, jette à nouveau son regard bienveillant et compassionnel. En continuant de faire parler les femmes qu’elle connaît ou pourrait connaître, elle s’exprime à la fois au nom de toutes les femmes et en celui de celles qu’elle met en avant. Car les familles autochtones vivant aux Etats-Unis ou au Canada se ressemblent. Elles ont habité des lieux semblables, ont subi les mêmes traumatismes, les mêmes “traitements” de la part des Européens qui les ont colonisés, asservis, diminués, anéantis.
Et qui continuent de le faire aujourd’hui. Comme nous pouvons le constater, entre Les femmes du North End et Les filles de la famille Stranger, les problématiques abordées dans le premier ne sont pas arrangées, bien au contraire. Les conditions de vie sont de plus en plus précaires, les promesses non tenues, les injustices et les inégalités constantes, les Amérindiens de moins en moins nombreux mais de plus en plus rejetés. Sans parler du racisme, installé, endémique.
Les hommes, presque tous des ratés dans la famille Stranger, n’ont pas la part belle. Le chômage est la norme et les jeunes, déscolarisés, eux aussi sans emploi, livrés à eux-mêmes. Ils s’adonnent tous ou presque à l’alcool, aux drogues et forcément au recel et à la vente de produits illicites en bandes organisées. Qui plus est, ils ne sont pas solidaires comme l’étaient leurs anciens et comme le sont toujours les femmes, ce qui contribue à leur force.
Des sentiments forts lient toutes ces femmes (excepté Margaret, dont le rêve brisé et le mariage raté ont peut-être anéanti en même temps que l’exercice de sa profession d’avocate les sentiments pour sa famille tout entière toutes générations confondues).
Katherena Vermette est parfaitement à l’aise avec la choralité. L’alternance stylistique permet de différencier les narratrices, de mieux les cerner et de considérer leurs comportements et “motivations” à l’aune de leurs paroles. La choralité accentue l’aspect tragédie (c’est un chœur de femmes) du roman tout en redonnant aux différents récits transgénérationnels un ordre chronologique et de la puissance romanesque à l’histoire. Les retours en arrière qui constellent le présent éclairent celui-ci sans jamais justifier la violence de certains personnages, que l’autrice se garde bien de juger car toutes et tous, sans exception, rencontrent des difficultés et vivent dans un environnement familial et social dont il ne peut sortir rien de bon.
Vous l’aurez compris, je ne saurai que vous recommander très chaudement ce second roman de Katherena Vermette qui m’a souvent fait penser à ceux de Louise Erdrich, notamment avec la mention du pain bannique mais pas seulement bien sûr, car comme cette dernière elle fait un portrait juste et indigné des derniers Amérindiens appelés les “autochnones”. Ici ce sont surtout des Métisses… Une lecture coup de cœur mais le cœur triste. Bien que n’ayant aucune information, je suis persuadée qu’il y aura un troisième opus car ces deux romans m’ont semblé raconter l’histoire de la même famille… Un peu comme Louise Erdrich là aussi, avec son prénom LaRose présent dans tous ses romans…
PAROLES DE FEMMES
Phoenix énonce une vérité consternante qui cependant l’arrange :
“Phoenix était contente que ce soit un garçon. La vie était plus facile pour les garçons. Ils avaient pas à se battre pour tout. Ils inspiraient le respect du fait même d’être des mecs. Les filles, elles, devaient constamment se donner du mal pour se faire respecter, et elles y parvenaient jamais vraiment. La vie de son enfant devrait être plus facile que la sienne. Il devrait pouvoir obtenir n’importe quoi”.
Elle dit aussi à sa sœur Cedar :
“Les enfants autochtones se suicident plus que n’importe quel autre groupe de par le monde. C’est vraiment triste. Les anciens nous apprennent que nous sommes sacrés, que chaque personne, chaque chose, chaque animal est sacré, et que nous devrions honorer nos ancêtres en essayant de bien vivre. C’est pas de notre faute si nous sommes aussi tristes. C’est à cause de tout ce qui se passe autour de nous, de tout ce qu’on nous fait. On vit dans un monde qui nous valorise pas et nous montre pas qu’on est aimés. Mais on l’est. Par nos ancêtres”.
Cedar :
“Je ne sais jamais si mes souvenirs m’appartiennent ou si ce sont des récifs faits par maman, papa ou Phoenix. Je connais très bien toutes les histoires familiales. Je les visualise aussi clairement que si j’y avais pris part. Je les rassemble comme les pièces d’un puzzle. Donc même si ces histoires ne m’appartiennent pas, ça me va car elles appartiennent à quelqu’un que je connais. A quelqu’un que j’aime”.
Elsie, la mère des deux sœurs, est la reine de la culpabilisation. Ici, à propos de la mort de sa petite dernière, Sparrow :
“Elsie connaissait la vraie raison. elle n’avait pas été là. Si elle avait été là, elle aurait pris soin d’elle. Si sa fille avait pas vécu avec autant d’enfants. Si sa fille avait vécu avec elle. Elsie la connaissait mieux que n’importe qui. Elle avait raté plein d’étapes de son enfance mais elle la connaissait quand même. Sa fille. Sparrow. Sparrow”.
Raconté par son père, Margaret entend sa fierté pour elle :
“Ma maman, ma chère maman est née au bord de la route, dans le bois, et a vécu toute sa vie sur une terre qu’elle pouvait pas posséder. Elle a été chassée de chez elle un nombre incalculable de fois. Elle était veuve et vivait à Sainte-Madeleine quand ils ont tout brûlé. Ils ont tout brûlé et ont obligé les Métis qui s’y étaient installés depuis des décennies, je dis bien des décennies, à déguerpir. Ils ont jamais voulu de nous. lls ont même jamais reconnu notre existence, ni nous ont intégrés. ils voulaient juste qu’on disparaisse. Qu’on meure. Mais on n’est pas morts. Vous êtes pas morts. Je suis pas mort. On a dû se battre et travailler dur. Ma maman affirmait qu’on devait travailler deux fois plus. J’ai toujours pensé que c’était le propre des sang-mêlé, d’être deux fois moins bons, quoi qu’on fasse.
Mais aujourd’hui, ma fille va changer les lois injustes que notre peuple combat depuis si longtemps, ma fille Margaret va devenir avocate et travailler avec sa tête. (…) Ils pourront plus dire qu’on est des ratés. Qu’on est tous les mêmes et qu’on vaut rien. Parce qu’elle, elle va valoir quelque chose”.