SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !

Le pays des autres ⇜ Leïla Slimani

Première partie : La guerre, la guerre, la guerre

Le pays des autres ⇜ Leïla Slimani - Leila Slimani portrait - BouQuivore.fr

L’auteure. Leïla Slimani, née au Maroc en 1981 d’un père haut fonctionnaire marocain et d’une mère ORL, est une écrivaine franco-marocaine jeune et talentueuse. Elle revendique depuis toujours ses deux nationalités. Après des études littéraires, elle s’essaie à la politique et au journalisme. Elle travaille à Jeune Afrique de 2008 à 2012, date à laquelle elle se consacre à l’écriture littéraire tout en continuant de piger dans le journal. Elle publie son premier roman en 2014 chez Gallimard, Dans le jardin de l’ogre. Prix Goncourt en 2016 (elle a 35 ans) pour son second roman Chanson douce, elle connaît un succès national et international et devient très médiatisée en seulement trois ans. Elle endosse facilement ce succès et le met au service de ses combats essentiels. Avoir accepté d’être la représentante pour la francophonie d’Emmanuel Macron ne l’empêche pas de s’indigner par des grands coups de gueule quand il s’agit de défendre les sans-droit (les sans-papiers, les migrants) et, surtout, les femmes, leur émancipation et leurs conditions de vie partout dans le monde.

LA phrase du livre : « Elle était une étrangère, une femme, une épouse, un être à la merci des autres »

L’histoire commence en 1945. L’année d’avant, Mathilde a rencontré dans son village alsacien Amine, officier spahi qui a combattu avec les Français. Ils se marient quelque temps plus tard.
Après la Libération, au terme d’un voyage long et pénible elle le rejoint à Rabat et ils s’installent au Maroc, à Meknès où Amine a hérité de son père de terres qu’il entend rendre fertiles malgré la pauvreté du sol et l’aridité du climat. Sans matériel agricole motorisé faute de moyens. Mais il a des projets plein la tête.
Mathilde, d’origine alsacienne, a la tête pleine de rêves. Pétrie de lectures et prête à mordre la vie à pleines dents après une adolescence stoppée net par la guerre. Tout à son amour, elle ne doute pas de la réussite rapide de son époux et se voit, aimée et respectée de tous, à la tête d’une grande et confortable ferme, pleine d’enfants et de gens de maison. L’héroïne de l’un de ses romans préférés.

Les beaux jours ne durent guère, la situation de la ferme périclite et elle est loin d’être rentable ; le désenchantement se fait sentir à mesure que baissent les ressources. Rapidement, la famille s’est agrandie (une fille Aïcha puis un garçon, Selim, sont nés), sans parler de celle d’Amine : sa mère, son frère et sa sœur, avec lesquels ils vivent dans un premier temps « les uns sur les autres ». Les bouches à nourrir et le travail ne manquent pas quand l’argent, lui, se fait rare. Nous lisons : « Pendant les quatre premières années à la ferme, ils allaient connaître toutes les déconvenues, et leur vie prendre des accents de récit biblique ».
Alors, forcément, les relations conjugales se détériorent. Pendant qu’Amine se tue à la tâche, fermant les yeux sur ses échecs, Mathilde devient ce qu’elle refusait d’être : une mère de famille débordée, épuisée par les tâches ménagères, éducatives, avec un mari absent la plupart du temps et « ailleurs » quand il est présent, amaigri, coléreux, aigri. Et qui ne se contrôle pas toujours quand elle lui tient tête et la frappe à plusieurs reprises… Sans oublier l’intendance de la ferme et les critiques souvent acerbes de ceux qui l‘entourent (Marocains et colons) car bien qu’étant la « maîtresse de maison », elle n’en est pas moins l’étrangère, la Française.
Les deux époux vont s’accrocher, ensemble et séparément suivant les périodes, pour mener à bien leur projet.
Cette première partie s’étire sur dix années. Dix ans au bout desquels Mathilde comprend que si elle veut réussir, au moins la part essentielle de sa vie, sa famille, elle doit oublier, sacrifier tout le reste, ses rêves, son idéal, sa liberté pour n’être que la femme de son mari et étouffer dans la moiteur et la chaleur de ce pays dont elle ne fera pas partie. Tandis qu’Amine, lui, semble voir ses efforts payer et poindre la réussite.

En même temps la violence s’installe partout. Le nationalisme monte, les émeutes et les attentats se multiplient. Les Marocains veulent chasser les colons, ils aspirent à l’indépendance, à sortir du protectorat français. Au moment où se termine ce premier volet, à l’été 1955, le Maroc est sur le point d’y accéder mais le pays est livré à la violence, la ville est à feu et à sang.

Dans la dernière partie il semble que la petite Aïcha risque fort de porter l’histoire du second volume. Et s’il en est ainsi, le bonheur de lecture sera tout aussi grand car Aïcha, enfant fragile, craintive, brillante et observatrice, est d’une imagination débordante et tout aussi charismatique que sa mère. Son statut de métisse se prêtera d’autant mieux à incarner la suite. Elle apparaît souvent dans les pages et l’auteure la chouchoute, nous incite à la regarder, et surtout l’écouter, vivre dans l’ombre de sa mère, mais aussi à l’école où elle est en compagnie de fillettes françaises qui toujours la rabaissent. Elle vit une enfance tourmentée entre les disputes familiales auxquelles elle assiste sans rien comprendre, la pauvreté et le climat de violence politique auquel elle ne comprend rien non plus. Elle a juste des yeux et des oreilles. Mais nous sentons qu’elle comprendra tout en grandissant.

L’écriture de Leïla Slimani, un peu rapide et purement narrative dans ses deux premiers romans, s’est épaissie, emballée même si elle reste claire et fluide. Les phrases se sont étoffées, les dialogues sont plus conséquents ; les portraits des personnages et les descriptions de lieux sont nombreux (et bienvenus), l’auteure s’arrête longuement quand il le faut sans que le rythme s’alourdisse. Le lyrisme nous emporte et nous tournons les pages sans même y penser. La chronologie est presque toujours ascendante, les rares retours dans le passé permettant d’expliciter un moment particulier et la psychologie des personnages.
Le roman est écrit à la troisième personne mais les chapitres alternent les deux personnages principaux, nous donnant leur version des choses et leur avis, aussi différents qu’ils le sont l’un de l’autre. Pas de doute, Leïla Slimani a aiguisé superbement sa plume et ce troisième roman met la barre très haut. Le pays des autres vaut sa lecture pour la qualité de l’écriture, le souffle romanesque qui d’emblée nous saisit et la maîtrise absolue de la narration. Une fresque superbe qui place désormais son auteure dans la cour des grand(e)s auteur(e)s de sagas. En compagnie de Jane Austen, Pearl Buck Margaret Mitchell, malicieusement évoquée dans le sous-titre, mais aussi Herbjørg Wassmo, Jim Fergus, Isabel Allende et combien d’autres. William Faulkner. Elena Ferrante. Tout un monde !

Mon regard sur le livre. La presse en a beaucoup parlé, le livre a été encensé. J’ai attendu que le soufflé retombe. Je vais essayer de ne pas en faire des tonnes. Mais bon… je me connais.
Il semble évident que la saga est d’inspiration autobiographique – l’auteure s’est inspirée de ses grands-parents, Mathilde pourrait être sa grand-mère. C’est ce qui lui donne cette belle épaisseur et cette authenticité bien que le sujet ne soit pas à la première personne. Pourtant le romanesque l’emporte, Mathilde nous entraîne dans l’aventure de sa vie. C’est elle qui porte l’histoire.

Leïla Slimani a bichonné ses personnages au point d’en faire des êtres de chair et d’os. Tous pétris de contradictions et, pour les principaux, capables de faire (et de dire) tout et son contraire. Mathilde et Amine ont des caractères dissemblables mais leur amour est fort et leur permet (à elle surtout) de tenir bon dans la tempête.
Mathilde a tout de l’héroïne romanesque : enthousiaste, expressive, travailleuse, tempérante, avec des velléités d’indépendance et de liberté – qui font que son mari la trouve capricieuse et exigeante. Elle est surtout extrêmement franche, sensible et empathique. Des « qualités » qui ne peuvent que lui causer du tort dans un pays dominé par les hommes, traditionalistes, archaïques et violents quand leur femme, leur sœur voire leur mère se rebiffent. Elle est Alsacienne, ce qui n’arrange rien.
Amine s’est battu pour la France. Il ne s’en est jamais totalement remis et se sent toujours entre deux chaises, d’autant qu’il est marié à une Française. Ardent à la tâche, il croit en sa réussite puis devient irascible lorsque les difficultés s’accumulent. Également autoritaire et sûr d’avoir raison, têtu voire obstiné, orgueilleux, il a une qualité indéniable : la fidélité (conjugale et amicale). Il est très amoureux et admiratif de Mathilde et ferait tout pour sa famille, si l’on peut considérer le sentiment amoureux comme une qualité.

Les personnages secondaires ne sont pas oubliés par leur créatrice et bénéficient d’une personnalité forte. Avec une mention spéciale pour une autre femme : Selma, la sœur d’Amine, enfant au début de l’histoire devenue une adolescente belle comme le feu, prête à tout pour ne pas être soumise aux hommes comme sa mère Mouilala – qu’elle méprise de tout accepter d’eux –, encore moins se laisser battre comme plâtre par son frère Omar. Celui-ci, nationaliste actif manifestant pour l’indépendance du Maroc et, paradoxalement, pour le maintien des traditions ancestrales, en premier chef la non-émancipation des femmes et le mariage forcé si besoin. L’indépendance du pays est compatible dans l’esprit de certains hommes avec la soumission des femmes.
Enfin, le docteur (gynécologue) Dragan Pavosi, juif, émigré avec sa femme Corinne d’une Hongrie totalitaire et antisémite qui, en devenant l’associé d’Amine, lui permettra de moderniser et rentabiliser son domaine et deviendra l’ami fidèle de la famille. Homme dévoué et charitable, il aidera beaucoup Mathilde dans son rôle d’infirmière improvisée et fait au quotidien tout son possible pour aider toutes les femmes, qu’elles veulent ou non des enfants, qu’elles en aient ou pas, et quand elles sont malades, à condition que leur mari les autorise à se faire soigner.

Autre attrait du roman, Leïla Slimani retrace avec passion un fragment de l’histoire de son pays natal, le Maroc des années 50 avant l’indépendance. Meknès est une ville multiculturelle. Y vivent comme dans toute l’Afrique du Nord des colons, essentiellement des Français, dans les quartiers riches et récents, et les Marocains dans les médinas, quartiers de la vieille ville, modestes voire pauvres. C’est aussi une ville de garnison et les soldats (français là aussi) y sont en nombre car la révolte gronde, le nombre de nationalistes augmente, surtout chez les (très) jeunes et l’émancipation promet de grandes violences. La société marocaine est patriarcale, les femmes y sont soumises à tous les hommes de leur famille. L’émancipation des femmes est un engagement permanent pour Leïla Slimani, au Maroc et ailleurs. Et elle est peut-être encore plus difficile à obtenir sur la durée que celle d’un pays tout entier. L’homme avec un petit « h » est un colon permanent pour la femme. Pas tous, non, c’est vrai. Je suis de bonne humeur ce matin.

Et c’est ce que je retiens avant tout de cette histoire. Elle est d’une grande qualité tant stylistique que narrative certes, mais, détail importantissime : elle porte bien son titre : « Le pays des autres ». Qui que nous soyons, nous sommes un migrant, une émigrée, un exilé, une expatriée, un réfugié, une immigrée, nous habitons un pays qui n’est pas le nôtre ou ne l’a pas toujours été. Les colons habitent les pays qu’ils ont envahis pour des raisons « humanistes » en employant la force, et les « indigènes » leur sont soumis, travaillent et meurent pour eux. Dans leur pays d’origine. Ils se battent aussi pour le pays de leurs colons et les deux guerres mondiales du XXème siècle ont fait un nombre de morts impressionnant chez les non-Blancs de tous les continents.
Quant aux femmes marocaines, elles vivent dans leur pays certes mais c’est juste un habitat, un endroit où elles ont moins de droits que quiconque et font partie des minorités sociales. Elles vivent en quelque sorte dans le pays des autres et pour elles, les autres sont les hommes.

S’il en fut ainsi depuis des siècles, pourquoi ne pas considérer aujourd’hui la Terre et ses pays, abîmés par les plus riches, comme appartenant à tout le monde ? Ne pourrait-on pas, maintenant qu’il y a urgence planétaire et des migrants-exilés- émigrés- expatriés-réfugiés-immigrés-étrangers potentiels frappant en nombre aux portes de l’Europe et des pays riches, être tous au service de tous les humains, quelles que soient leurs origines ? Si le monde devenait un seul pays, multilingue et multiculturel, s’il n’y avait plus d’étrangers, seulement d’autres personnes que soi, et si l’altérité était une qualité, une aubaine pour chacun, la différence une chance pour tous ? Pardon, avec des si on met l’espoir en bouteille…

Le pays des autres m’a intéressée, passionnée par moment, émue par ses personnages féminins, en un sens retournée car je ne m’y attendais pas. J’ai pris un plaisir fou à le lire, n’en perdant pas un mot. Un véritable coup de massue suivi d’un énorme coup de cœur. Merci aux romanciers(ères) qui nous racontent en même temps une histoire et l’Histoire.

Si comme moi vous êtes friande des longues sagas familiales – les roman-fleuve de nos aïeux –, exotiques ou non, avec de l’amour, de la grande et petite histoire, de la lutte d’un pays pour son indépendance, de celle des femmes (battantes et battues) pour leurs conditions de vie, précipitez-vous sur Le pays des autres et enfermez-vous. J’ai su pour ma part que j’allais attendre le second tome dès les premières pages. Oui. Le battage médiatique a été important c’est vrai, mais les éloges sont plus que mérités.
Quant aux quelques détracteurs qui y voient une écriture scénaristique anticipant une série télévisuelle, ils n’ont pas tout à fait tort : l’écriture est si fluide et si visuelle que les images sont déjà dans les pages. Après tout, Autant en emporte le vent, Le docteur Jivago, La guerre et la paix et plus près de nous Au revoir là-haut, La servante écarlate, L’amie prodigieuse… ont été filmés (d’abord pour le cinéma, aujourd’hui plutôt pour des séries) et le résultat a pour le moins le mérite de faire connaître la version livresque, l’originale, d’inciter à la lire même. De nos jours aussi, les auteurs sont souvent au clavier pour l’écriture du scénario et/ou aux manettes de la réalisation – Pierre Lemaître, Margaret Atwood, Olivier Norek, Stephen King, Elena Ferrante… et les résultats, fidèles à l’écrit, sont parfois bluffants, les images apportant réellement un petit quelque chose en plus, alors, que demander de plus… L’envie de relire le livre ? ça m’est arrivé pour Shutter Island de Dennis Lehane. Et je relirai celui-ci s’il est filmé.

Alors, une fois encore, si ce n’est déjà fait foncez, foncez, foncez, cette lecture est un coup de cœur assuré. Au risque de me répéter, elle est épique, romanesque et historique et, j’allais l’oublier : féministe. Comme l’auteure passionnée qui l’a écrite.


DES EXTRAITS DIFFICILEMENT CHOISIS

Le thème majeur de ce roman (et de Leïla Slimani) est la condition et les droits des femmes. Sur la condition des femmes marocaines dans les années 50 ; ici, Selma, la sœur subversive d’Amine, « victime » de sa beauté : « La beauté de Selma rendait ses frères nerveux comme des animaux qui sentent venir l’orage. Ils voulaient cogner de manière préventive, l’enfermer avant qu’elle ne commette une bêtise et qu’il ne soit trop tard. Avec les années, Selma devint de plus en plus belle, d’une beauté désagréable, irritante, qui mettait les gens mal à l’aise et qui semblait annoncer les pires malheurs ».

« Adolescente, Mathilde n’avait jamais pensé qu’il était possible d’être libre toute seule, il lui paraissait impensable, parce qu’elle était une femme, parce qu’elle était sans éducation, que son destin ne soit pas intimement lié à celui d’un autre. Elle s’était rendu compte de son erreur beaucoup trop tard et maintenant qu’elle avait du discernement et un peu de courage, il était devenu impossible de partir. Ses enfants lui tenaient lieu de racines et elle était attachée à cette terre, bien malgré elle. Sans argent, il n’y avait nulle part où aller et elle crevait de cette dépendance, de cette soumission. Les années avaient beau passer, elle ne s’en remettait pas, et elle était toujours prise de nausée, c’était comme une pliure de soi, un écrasement qui la dégoutait d’elle-même. Toujours, quand Amine lui glissait un billet dans la main, quand elle s’offrait un chocolat par gourmandise et non par besoin, elle se demandait si elle l’avait mérité. Et elle craignait qu’un jour, vieille femme sur cette terre étrangère, elle ne possède rien et n’ait rien accompli ».

Et plus loin, dans une langue majuscule : « Il y avait déjà dix ans qu’elle arpentait ce paysage et il lui semblait qu’elle n’avait rien réalisé. Quelle trace allait-elle laisser ? Des centaines de repas avalés et disparus, des joies fugaces dont il ne restait rien, des chansons murmurées au bord d’un lit d’enfant, des après-midi à consoler des chagrins dont plus personne ne se souvenait. Des manches reprisées, des angoisses solitaires qu’elle ne partageait pas, par peur d’être moquée. Quoi qu’elle fît, et malgré la gratitude immense de ses enfants et de ses malades, il lui semblait que sa vie n’était rien d’autre qu’une entreprise d’engloutissement. Tout ce qu’elle accomplissait était voué à disparaître, à s’effacer. C’était le lot de sa vie domestique et minuscule, où la répétition des mêmes gestes finissait par vous ronger les nerfs ».

Mathilde est d’autant plus frustrée et marginalisée par ces dix dernières années que sa vie d’avant n’avait guère été plus reluisante. Elle est adolescente quand commence la guerre et s’est vue réfrénée dans ses ardeurs et ses désirs de jeune fille par celle-ci. Quand elle rencontre Amine, elle se sent renaître et se remet à espérer que tout lui sera permis.


Laisser un commentaire