
Simon François, jeune quarantenaire, a commencé à travailler dans le milieu de la musique (rock, blues et rap) pendant plusieurs années, avant de se consacrer à la mise en scène et à la réalisation de courts métrages. Il se consacre aujourd’hui au montage et à l’écriture. Son premier roman, Les portes étroites, est sorti en 2022 aux Editions du Masque. La proie et la meute est son second, lui aussi publié par Le Masque.
L’histoire s’ouvre sur une scène de chasse au sanglier qui ne m’a pas spécialement enchantée. Le milieu des chasseurs est un de ceux que j’aime le moins, à moins que ce soit un de ceux que je déteste le plus. C’est l’écriture qui m’a retenue et les retours élogieux des médias que je fréquente. Cette chasse est une chasse organisée, supervisée et “terminée” par un certain Patrick Casela, ancien conducteur de chiens dans les chasses présidentielles qui est resté “un esthète du canon, un puriste de la mort” et déteste les apprentis chasseurs, des richards de la ville qui le payent pour tuer, ou faire tuer par leur rejeton masculin histoire de leur offrir “une leçon de virilisme”, une ou plusieurs bêtes…
Casela vit dans un manoir luxueux et Alain, un ancien copain de régiment devenu lobbyiste pour la chasse, lui ramène des clients. Des apprentis chasseurs, mais aussi d’autres affaires plus secrètes et autrement lucratives.
Bon, c’est sûr, ça ne m’a pas mise en appétit. Mais je ne regrette pas d’avoir continué ma lecture, grâce à l’écriture d’abord, puis par attachement à Romain et intérêt pour le thème principal, la “dépollution” clandestine.
Cette scène (et toute l’histoire) se déroule de nos jours dans un petit village berrichon, un “pays” que l’auteur appellera Le Village (écrit avec un V majuscule la plupart du temps) tout au long du roman, qui fait partie intégrale de l’histoire comme la nature qui l’entoure. Il n’a aucune caractéristique particulière si ce n’est justement sa banalité qui en fait un village que l’on peut connaître.
Comme dans bien d’autres petits villages français, les magasins ont fermé, il n’en reste plus que quatre et les professions libérales ont déserté les lieux. Au profit des grands centres commerciaux, ils se sont désertifiés, c’est… le progrès.
Et, comme dans tous les villages, les gens jasent et colportent des ragots. Et bien des habitants, “fantômes d’un autre âge, sont vaguement consanguins, débilisés par l’alcool et la misère”. L’alcool joue d’ailleurs un rôle important, abondamment consommé par les paysans et les gens “bien”, y compris les femmes. Le Village a même été baptisé “La Vallée de la soif”. Comme nous lisons :
“Un titre pareil, ça ne tombe pas du ciel.
Ça se conquiert à la sueur du coude, et toutes les cirrhoses sont bonnes pour le conserver. C’est pour cette raison qu’au Village on picole sec et surtout on picole jeune, parce que les bons réflexes s’acquièrent dès l’enfance. Les anciens se réclament d’une tradition ancestrale où l’on collait un peu de gnôle dans les biberons, où le vin rouge et la bière étaient présents à tous les repas, à peine de l’alcool ».
Cela dit, le principal sujet des ragots est.. le personnage principal : le jeune Romain.
Si, pourtant, il a une particularité ce village : son abattoir de poulets, qui emploie plus de la moitié du Village huit heures par jour, six jours par semaine. Un endroit inhumain, décrit en des termes révoltés et révoltants :
“ Au Village, les gens vivent parce que des poulets meurent. Le score est déséquilibré. Pour quelques centaines d’âmes humaines, les volatiles périssent par millions, génocide journalier, régulier comme une horloge. Sur les routes du Village, on assiste à un ballet de camions pleins de poulets…”
Après un petit retour dans le passé, nous voici en mars 1995, en compagnie de Romain, personnage “principal”, en tout cas pour moi, et de loin le plus attachant. Peut-être parce que, malgré ses problèmes, il ne se plaint pas. La proie du titre, c’est lui. Persécuté à la fois par un père ultra violent qu’il finit par détester jusqu’à sa mort dans un accident de chasse, et par les élèves de son école en raison d’un bec de lièvre mal opéré, qui le défigure tout en l’empêchant de parler, il devient vite le souffre-douleur du village. Tout le monde, y compris sa mère, l’appelle Lapin.
La meute du titre, ce sont les enfants puis les adultes qu’ils sont devenus. Les enfants sont aussi méchants que les adultes, sinon plus. Sans oublier les haut placés de l’industrie et de l’agriculture.
Très vite, l’essentiel de l’histoire nous saute aux yeux. Nous apprenons que Casela ne vend pas que des leçons de chasse. En cheville avec un vieux paysan, riche et sans scrupules, Tourboin, il touche également à des affaires douteuses ; l’une d’elles est en cours de tractation quelques jours après la scène de chasse, entre Casela et une femme propriétaire et gérante d’une entreprise “de démolition et de traitement” accompagnée de son jeune fils aussi stupide que baraqué : Gisèle et Maxime Poussaud. Leur entreprise à l’en-tête trompeuse, est en réalité chargée par de gros pollueurs industriels de les débarrasser de différents déchets toxiques solides dont je vous épargne la liste. L’affaire est conclue. Sur cette collusion haut placée nous lisons :
« Dans les coulisses du pouvoir, les armes, la chasse, l’alcool et le BTP marchent main dans la main en chantant des chansons paillardes. L’union fait la force. L’union octroie le droit de souiller la planète en toute impunité ».
Le décor actuel est planté même s’il manque quelques personnages importants, dont je parlerai ci-dessous.
L’action s’accélère très vite car les choses ne se déroulent pas comme prévu, les dérapages se multiplient, avec des conséquences de plus en plus graves. Personne ne joue franc jeu, les esprits s’échauffent. Trop.
Mais là je m’arrête pour vous laisser découvrir la suite et ça déménage. L’histoire est tellement riche et protéiforme qu’il est impossible de la résumer. Les événements dramatiques se succèdent, les morts aussi et la gendarmerie intervient. Jusqu’à une fin qui vous laissera pantois, déconcerté. Une fin un peu « longue » à venir et violente, peut-être, et c’est bien le seul bémol que je verrai dans ce roman. Mais la vengeance est paraît-il un plat qui se mange froid… Elle est en tout cas un des thèmes principaux.
L’écriture est épatante. Vive, fluide, d’un humour mi-figue-mi-raisin et mélancolique quand il le faut (dans la bouche de Romain) ; elle introduit une certaine poésie truculente dans le langage parlé populaire, dans la description d’une nature belle mais le plus souvent hostile et dans certains dialogues.
Des petits aphorismes sacrément bien vus parsèment les pages. J’allais l’oublier : un humour (noir) largement teinté d’autodérision pour certains personnages… L’ensemble est à la fois agréable et difficile à lire. Certains passages sont lumineux, d’autres sombres et violents. On est entre Franck Bouysse et Michel Audiard.
Un regard sur le livre. La proie et la meute est a priori un polar rural. C’est d’abord une belle étude psychologique. Les petites frappes qui constituent “la meute” ne gagnent pas à être connues. Les mauvais personnages – souvent des camarades d’école de Romain qui ont grandi et leurs parents qui leur ont montré le “bon exemple” : l’alcool, la violence, le mensonge et la duplicité – les haut placés qui les ont incités à la haine de l’autre, au racisme primaire et au mépris des lois.
Parmi tous les personnages, c’est Romain qui porte le livre. C’est autour de lui que gravitent l’histoire et ses méandres. Il est, bien malgré, lui au centre de tout, spectateur devenu acteur.
En grandissant, il s’est trouvé de plus en plus isolé et a fini par l’accepter. Ses difficultés à s’exprimer, à utiliser les mots les rares fois où il les trouve, tout en aiguisant tous ses autres sens dont celui de l’observation, en font un taiseux d’abord par obligation puis par choix.
Différent des autres et rejeté par tous, il se réfugie très tôt dans la nature. Dans la forêt, au bord du canal, en haut des arbres où il construit seul des cabanes en enfilade, partout où il peut être seul et observer ses “semblables”. Et la nature, qu’il aime et qu’il respecte . Peu à peu, il devient marginal.
Arrivé à l’âge adulte, il ne cherche pas de travail fixe. Polyvalent, il loue ses services à qui en a besoin, notamment à la maire du village, Solène. Cette vie faite de petits boulots et de longues périodes à contempler la nature lui convient. C’est un homme simple, très simple, pour qui “la notion de bonheur est difficile à appréhender”.
Enfin, Romain est aussi soupe-au-lait à ses heures. Et quand on le cherche vraiment, on le trouve. Il ne faut pas toucher à Solène, son amour secret de toujours et quand elle disparaît et est déclarée morte, il n’a qu’une chose en tête : se venger des responsables.
D’autres personnages jouent un rôle important dans l’histoire ; ceux qui nous sont sympathiques sont peu nombreux. La maire du Village, Solène, très présente et active dans l’intrigue. Et Céline, la gendarme de service, gentille mais droite dans ses bottes. Et surtout Antoine, le garde-chasse du Village, un ancien médecin tombé dans l’alcool après la mort de sa femme et de son fils. Lui et Romain sont liés par des liens d’amitié très forts qui donnent une dimension humaine et émouvante à une histoire qui en a bien besoin. Solène et Antoine sont les deux seuls à avoir compris que derrière le Romain marginal, timoré et mutique se cache un homme intelligent, cultivé, doué de ses mains pour tous les travaux ; et sensible. Ce sont les seules personnes auxquelles il tient et auxquelles il ne faut pas toucher car il a la vengeance tenace.
L’éventail des méchants est large, leur degré de méchanceté au plus haut et leurs motivations à tous : l’argent, même quand on n’en a déjà beaucoup. Ceux qui sont issus du village connaissent Romain depuis l’enfance. Les autres sont les commis ou les gros bras de ceux qui restent bien planqués : les politiques et les haut placés.
Cependant, si les personnages importants sont bien croqués, le sujet essentiel est la pollution des villages par les grands, les très grands de l’industrie, et les ravages causés dans les campagnes par quelques complices. Essentiellement les lobbystes. Enlèvements, magouilles, séquestrations, passages à tabac, blessures par balles, incendies volontaires, vengeances violentes, tous (et toutes) ne reculent devant rien pour les blessures infligées aux humains. Et à la terre. D’autant que l’impunité pour enfouissement de déchets toxiques, entre autres pollutions volontaires, est quasiment assurée par la collusion politico-industrielle.
“En France, polluer ne comporte pas de grands risques. Les principaux dangers proviennent d’associations de riverains qui se plaignent d’odeurs gênantes. Parfois, quelques journalistes aventureux s’encanaillent, viennent poser des questions indiscrètes avant de se faire éconduire, vite refroidis par les gros bras, les menaces et les coups de téléphone anonymes” .
(…) ”Les sols de Tourboin ne sont qu’un mélange d’engrais et de pesticides, une boue toxique où se dressent péniblement des épis de maïs transgéniques d’un vert Tchernobyl. Casela connaît toutes les combines des paysans du coin, installer des méthaniseurs défectueux pour toucher des subventions, rejeter des tonnes de lisier dans les rivières, stocker des silos entiers de nitrate d’ammonium, ce pesticide explosif qui a fait sauter le port de Beyrouth, puis le disperser au gré du vent dans les champs, parfumant au passage cours d’école, rues et jardins”.
(…) Tout avait commencé avec de simples gravats, du bon béton, bien français, manufacturé avec amour et pollution, en important du sable étranger, en recrachant un torrent de merde dans la Seine, à deux pas des studios de télévision. Ce qui devait être le coup d’un soir s’était transformé en un business régulier. Au début des années 2000, l’écologie, tout comme la condition des femmes, n’intéressait personne. Un temps béni. Un temps révolu. La fin d’un long et doux règne où les hommes étaient encore des hommes, et pas une brochette de gauchistes émasculés. Casela n’est pas réactionnaire stricto sensu. Simplement, il ne comprend pas ce nouveau monde balbutiant, il s’y sent étranger, incompris, voire rejeté. Son instinct lui hurle de faire gaffe.”
La proie et la meute est un roman noir déguisé en polar rural, ou l’inverse, une histoire de vengeance qui fonctionne parfaitement tant dans son style à la fois enlevé, ironique, explicatif et romanesque que dans les relations amoureuses, amicales ou haineuses des personnages. Et le personnage de Romain ne peut que nous émouvoir par son innocence et sa bonté naturelles. Les amateurs de polars riches, originaux et bien écrits, avec des pages auto-tournantes, seront au comble du ravissement. Je vous le recommande chaudement et ne vais pas tarder à acheter (et lire) le premier roman de Simon François, Les portes étroites.
DES MOTS DE RIEN QUI FONT DE LA POÉSIE
De bien jolies descriptions d’une bien jolie forêt :
“C’était un de ces après-midi d’avril hésitant entre l’été et le printemps, une de ces journées que le soleil gorge d’espoir, sans raison”.
“L’été solognot laissait éclater sa fougue. Dans la chênaie parsemée de charmes, une odeur de mûre et de bruyère se mélangeait au parfum rance des troncs en décomposition. La fraîcheur humide des sous-bois épargnés par le soleil abritait des frondaisons vert tendre, théâtre d’une pièce champêtre où les geais se repaissaient d’insectes et de papillons, où les engoulevents guettaient leurs proies, camouflés, immobiles”.
“Aux abords du canal, le point du jour tâtonne, peine à trouver son chemin entre les cimes des platanes. L’eau saumâtre s’est parée d’un voile de brume, et la rosée qui recouvre chaque brin d’herbe apporte un rien de fraîcheur.”
Le lever du jour sur le Village, aussi triste que lui :
“Le bourg agonise dans un reste de sommeil, comme pris dans la vase. Les chaumières hagardes s’allument timidement, lucioles hésitantes ponctuant les rues désertes. Au loin, derrière la rivière et l’église, derrière le monde, l’usine à poulets entame son œuvre immuable”.
L’omniprésence de la nature :
“Au loin, un groupe de canards traverse bruyamment le ciel en gueulant. Au Village, la nature s’invite souvent dans les conversations, les cris des animaux ponctuent les phrases, la brise entrecoupe les bavardages, grammaire inconnue, dialogue de sourds”.
Le racisme, sa bêtise originelle et ses nuances dans une réflexion juste en passant :
« Les Portugais et les Yougoslaves sont bien vus au Village malgré le racisme endémique, parce qu’ils sont presque tous chrétiens, mangent du porc et font les boulots merdiques que plus personne ne veut faire. Plus personne à part les Africains, bien sûr. C’est le propre de la misère, toujours chercher plus bas que soi sur l’échelle. Peu importe où on se trouve, il y a toujours un bougre un peu plus pauvre, un malheureux qu’on peut haïr tranquille, pour se rassurer, se dire qu’on n’est pas si mal tout compte fait, y a pire”.
Le sort des paysans aujourd’hui selon Céline, la gendarme :
“Dans le coin, il n’y a plus que deux sortes de culs-terreux, d’un côté les céréaliers et les éleveurs bourrés de fric aux exploitations démesurées, de l’autre les suicidés en sursis”.
Le métier de maire, une véritable vocation pour Solène :
“Être maire d’un petit village a quelque chose de tribal. En endossant cette charge, on accepte d’être patron, flic et juge de paix pour toute une communauté, on accepte aussi d’être un lien entre les familles, les entreprises. Au moindre litige, c’est à sa porte que l’on vient toquer”.