SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !
La joueuse de go ⇜ Shan Sa - Shan Sa. Wikipedia - BouQuivore.fr

D’origine chinoise (née à Pékin), Shan Sa quitte son pays après les émeutes et la charge de l’armée sur la place Tian’ Anmen, en 1990. Elle choisit Paris comme terre d’exil et le français comme langue d’écriture. D’abord autrice de poèmes depuis 1983, elle écrit par la suite des romans. La joueuse de go, qui a reçu le Prix Goncourt des lycéens 2001, est son troisième roman, mais de nombreux autres ont suivi. C’est le premier roman que je lis de cette autrice. Pas le dernier.

L’histoire se déroule en 1937en Manchourie chinoise, occupée par les Japonais. Elle est portée par deux voix à la première personne : celle d’une lycéenne chinoise de seize ans, la joueuse de go, dont nous ne saurons le nom que très tard, et celle d’un soldat gradé japonais de vingt-quatre ans, dont nous ne connaîtrons jamais le nom faute de temps peut-être pour qu’il le dise en réponse à la jeune fille, avant la fin. La joueuse de go l’appellera toujours L’Inconnu et dans leurs chapitres respectifs ils s’expriment avec le je narratif.
Ces deux personnages principaux sont aussi dissemblables qu’il est possible de l’être.

Elle, douce et rebelle à la fois, délicate dans les gestes et les paroles du quotidien comme le veut la culture chinoise, n’en rêve pas moins au plus profond de son âme d’aventure et de liberté. Entraînée très jeune par son oncle Lu au jeu de go, c’est une excellente joueuse ; elle manie ses pions avec réflexion et efficacité, se confronte aux meilleurs, tous des hommes adultes. Chaque jour elle se rend Place des Mille Vents où des tables restent en place en permanence pour les joueurs. Ce jeu de stratégie, compétitif et respectueux de l’adversaire nonobstant son âge et son genre, est pour elle un exutoire à sa vie trop vide, elle joue pour apaiser ses tracas et fuir un avenir morose.

L’homme est un jeune lieutenant japonais rompu à l’entraînement guerrier. Son père est décédé pendant le tremblement de terre de Tokyo en 1923. Il a huit ans, sa mère reste seule avec son petit frère, sa petite sœur et lui. Elle l’éduque à l’ancienne, dans la plus pure tradition du Japon, lui inculque le sens de l’honneur absolu, le respect des traditions et la fidélité à l’empereur. ll est volontaire, taciturne, solitaire, respectueux des rites ancestraux et de la hiérarchie militaire. Droit comme un I majuscule. Rigide. Aux antipodes de la joueuse de go, toute en souplesse. Quand commence son récit, il vient de recevoir son premier ordre de mission : traquer des “terroristes” chinois en Mandchourie, et les occire.

Pendant la première partie du roman, la joueuse et le soldat vivent leur vie chacun de leur côté, une vie aussi différente qu’ils le sont, eux. Elle est dans l’action effrénée, sa vie ayant  basculé d’un seul coup, des rebondissements surgissent à chaque coin de chapitre et nous les prenons nous aussi de plein fouet. Lui, au contraire, dans l’attente des ordres des haut gradés, ronge son frein et passe ses soirées à fréquenter les prostituées et à s’alcooliser. L’immobilisme l’exaspère, l’imminence de la guerre le crispe.

Ils vont pourtant se rencontrer, destin oblige. Pour des raisons militaires, le lieutenant est chargé par son supérieur d’espionner, déguisé et grimé en Chinois, les joueurs de go qui pourraient être de maille avec les terroristes voire en cacher. Et c’est avec notre joueuse qu’il va commencer une longue partie de go… et de cache-cache.

A partir de là, ils jouent tous les jours et longuement la même partie mais, dès qu’ils ne sont plus ensemble, chacun continue sa course en solitaire – celle de la joueuse est d’une intensité folle – avec la guerre qui se rapproche, au grand soulagement du soldat et l’angoisse absolue pour elle. Jusqu’à la dernière scène, digne d’un drame antique. 

L’écriture mérite qu’on s’y arrête. La joueuse de go n’a pas été traduit mais écrit en français par Shan Sa, exilée en France depuis quelques années. Passer des sinogrammes aux règles d’accord du participe passé du verbe avoir et au plus que parfait du subjonctif sans s’égarer tient sans doute du prodige. Mais Shan Sa va plus loin : elle a deux narrateurs qui ne parlent “pas la même langue”. L’un parle avec un langage guerrier, dénué d’émotion, avec un vocabulaire bref, parfois très cru. Il réfléchit pourtant, sous l’effet de l’alcool en particulier, à une autre vie que la sienne, où l’amour et la liberté auraient leur place. Ces pensées qu’il relate en termes plus nuancés le rendent peut-être moins cruel à nos yeux.

Quant à la jeune joueuse, elle s’exprime avec délicatesse et retenue dans la vie courante, avec silence et réflexion quand elle joue, avec violence quand elle se révolte, mais toujours avec franchise. Si elle est constante dans ses idées, nous la voyons vivre et évoluer dans ses paroles qui s’enflamment à mesure que sa situation s’envenime. Et même, parler avec les yeux quand elle ne peut faire autrement. Du grand art, vraiment.

La construction est elle aussi très réussie. L’alternance en mini chapitres se fait jusqu’au bout, jusqu’à la scène finale. Cela insuffle à l’histoire un rythme haletant de chapitre en chapitre, une manière de nous tenir en haleine – l’espoir fait lire -, alors que le destin inéluctable des personnages est contenu dans leur histoire, qui se déroule de plus en plus vite, et que sa durée totale n’est que de quelques mois.

Un regard sur le livre. La joueuse de go est d’abord et avant tout une grande histoire d’amours très triste, qui se déroule sur un fond historique sombre et puissant. C’est une tragédie dans tous les sens du terme. La joueuse et L’Inconnu qui joue avec et contre elle ne se rencontrent pas au début de l’histoire mais chacun, par l’avancée de son histoire (présente et passée) annonce ce moment. Ils ne connaissent rien l’un de l’autre. Tous deux sont voués au silence, rien ne doit transpirer de ce qu’est leur vie quand ils ne jouent pas, ils n’échangent aucun mot qui ne soit lié au jeu. Ne pas aiguiller l’autre, chacun ayant ses propres raisons, ses propres tourments.

Alors, inattendu, surgit l’amour, qui ne se dit, qui ne se fait, ne se regarde, ne se pense même, et ne se vit. Mais un amour qui se ressent de manière paroxystique alors même qu’il est trop tard. Qui se réduit à quelques mots chuchotés à une oreille, un regard éperdu au moment le plus ultime. Et qui pourtant, enfin se réalise. Cependant, nous, lecteurs, le voyons, le sentons bien avant cet amour, et nous souhaitons que les vernis craquent, que l’un d’eux cède à l’autre mais, voyant défiler les pages notre gorge se noue et nos yeux se remplissent ; la fin nous broie le cœur.

Ce sont les deux jeunes qui portent l’histoire générale, chacun avec la sienne et toujours en des récits séparés, même après leur rencontre Place des Mille Vents. Ils ne seront unis qu’à la toute fin, dans les dernières pages… Leur personnalité est particulièrement fouillée par Shan Sa. Leurs seuls points communs : une maturité plus grande que celle de leur âge, probablement due aux tourments familiaux et au contexte historique, et une personnalité double : l’une publique, l’autre privée, en grande partie cachée parce sombre. 

La jeune fille fait partie des familles de l’aristocratie chinoise qui, après la chute de l’empire mandchou, affichent une “misère élégante”, tentant de vivre le moins mal possible socialement et matériellement et de continuer à s’occuper l’esprit pour fuir la réalité. La joueuse de go qui va fêter ses seize ans affecte une docilité de façade chez ses parents et continue d’aller en cours, où elle s’ennuie et trouve les autres filles superficielles. Elle a des velléités d’indépendance et veut à tout prix s’émanciper, connaître le plaisir, la joie de “devenir femme” autrement que par un mariage arrangé.
Elle refuse de devenir comme les jeunes filles qu’elle connaît, dont sa propre sœur : bientôt mariée, jeune et de force à un homme riche et vieux. Ses parents, deux intellectuels bourgeois, ruinés en 1931, ont beau avoir une plus grande ouverture d’esprit, les Japonais sont là, la guerre est imminente et bouscule tout, y compris les bonnes volontés. L’heure est à la compromission, voire la trahison et la violence.   

Quant au jeune soldat, il porte en lui la violence et l’oppression et les apporte dans l’histoire. Élevé par une mère qui lui répète que l’honneur est la valeur essentielle de l’homme, a fortiori du soldat. Une mère, qui l’aime et pleure quand elle est seule parce qu’il doit partir, mais lui dit le jour où il la quitte pour aller combattre les “terroristes” chinois :
“Ton devoir est de veiller sur une paix difficile. Entre la mort et la lâcheté, choisis sans hésiter la mort”.
Et ses propos à lui :
“Je suis ému d’appartenir à une génération désintéressée, aspirant à une cause sublime. C’est en nous et par nous que renaît l’esprit samouraï, assassiné par la modernité. Nous traversons une période d’incertitude. La grandeur de demain désespère notre attente”.
Plus loin et plus dur : “La cruauté de nos militaires puise sa source dans la dureté de notre éducation. Gifles, coups de poing, insultes sont les réprimandes quotidiennes réservées aux enfants. Dans l’armée, pour cultiver la soumission et l’humilité, les officiers frappent les gradés inférieurs et les soldats…”

A travers leur histoire individuelle et séparée, au-delà du thème de l’amour qui prend plusieurs directions – d’autres personnages, d’autres amours sont présents, certains importants -, l’autrice aborde et développe des sujets importants, nous permettant de comparer les deux cultures. D’ordre sociétal et d’ordre historique (la résistance chinoise aux Japonais). Celui de la condition des femmes tout d’abord. Les femmes chinoises, mal considérées dans les familles, ont le choix entre le pire et le pire : être “vendues” jeunes par leurs parents à de riches hommes, ou devenir prostituées en cette période où les occupants sont « frustrés ». Le droit à l’avortement n’est même pas un sujet abordable entre femmes. Quant aux femmes japonaises, elles semblent à peine mieux loties mais l’histoire est localisée en Chine et la seule famille japonaise dont il est question est celle du soldat : monoparentale…

C’est la Joueuse de go, adolescente, qui parle le mieux de la condition des femmes chinoises. Elle prédit à sa meilleure amie, que son père veut marier de force avec un inconnu :
“Ce n’est pas possible. Comment acceptes-tu une bêtise pareille ? Les temps ont changé. Aujourd’hui, une jeune fille n’est plus soumise corps et âme à ses parents. (…) Tu n’es pas un produit, une monnaie d’échange. (…) Tu vivras dans une vaste maison parmi les femmes : servantes, cuisinières, concubines de ton beau-père, de ton mari, belles-sœurs, sœurs et mères des belles-sœurs… On te fera des enfants. Si tu as un fils, tu seras respectée. Si tu as une fille, ils te traiteront comme leurs chiens ou leurs cochons. Un jour, tu seras répudiée, par une simple lettre, et tu deviendras la honte de ta famille…”.
Et plus loin dans sa propre jeune vie :
“Il dit qu’il veut m’épouser. Mais je crains qu’il ne ressemble un jour à mon père, à mon beau-frère. La passion des hommes tarit plus vite que la beauté des femmes”.

Pour les Japonais, entre autres, cette fascination pour la guerre s’assortit de celle de la mort, du sacrifice pour son pays. Se battre est devenu pour les hommes un principe de vie avec des codes stricts et un sens de l’honneur qui doit être respecté jusqu’à la mort par suicide au sabre lors d’un combat perdu. Certains nostalgiques “cultivent” encore aujourd’hui cet “art” bien spécifique au Japon, la législation japonaise n’étant pas très claire sur la possession d’un sabre.

A ce propos, nous lisons de bien tristes paroles dans la bouche de L’Inconnu, excité à la vue du sang qui lui fait penser au passé glorieux du Japon, au sacrifice, celui des Samouraïs :
“Enfin je peux regarder en face mes ancêtres. En me transmettant leur lame, ils m’ont légué leur courage. Je n’ai pas terni leur nom. La bataille nous plonge dans un état second”.

Cette réflexion sur la fascination pour la guerre m’amène à me poser la question : les hommes cesseront-ils un jour de convoiter ce qu’a l’autre et pourront-ils se contenter de ce qu’ils ont la chance d’avoir ? Accepteront-ils de vivre en paix ? Les faits relatés ici ont eu lieu il y a près de cent ans. L’homme n’a pas cessé de faire la guerre depuis. Ni avant, ni pendant, ni après. La réponse est non.
Je dirai pour finir que j’ai moi aussi été fascinée : par ce drame rempli d’amours, de déceptions, de rebondissements, d’atrocités et d’humanité. Digne d’une tragédie antique, rarement une fin m’aura autant bouleversée ; la scène, d’une intensité accrue par sa courte durée, étant décrite avec une passion, un abandon mêlés encore, pourtant, de pudeur et de secret. Et d’une beauté sans nom. J’ai eu du mal à croire qu’elle ait été écrite en français.
Pas facile de passer à autre chose après une telle secousse émotionnelle. Cette scène finale me restera longtemps en mémoire, tout comme les deux personnages même si je ne pourrai pas me souvenir de leur nom… Un grand coup de cœur bien sûr et une recommandation de lecture pour vous.

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