Nathan Harris est un tout jeune écrivain américain installé au Texas. Primo romancier de vingt-neuf ans avec ce roman qui a rencontré un grand succès et des prix littéraires importants en Amérique d’abord puis partout dans le monde, pour ce qui concerne la France, Nathan Harris est venu en personne présenter au festival America de Francis Geffard et son équipe à Vincennes, dans le Val de Marne. Encore un coche que j’ai raté…
Au moment où s’ouvre l’histoire, un couple aisé, tranquille et altruiste, George et Isabelle Walter, vit dans une belle demeure, à l’écart d’une petite ville de Géorgie, Old Fox. Quand nous faisons la connaissance de George, aux origines nordistes, il vit une journée difficile. Sa femme lui en veut et ne lui manifeste plus que du mépris et de la colère. La raison : George n’a pas osé lui révéler la nouvelle de la mort de leur fils, à quelques heures de la fin de la guerre de Sécession, au moment où il l’a apprise. C’est l’ami d’enfance de Caleb, August, qui l’a informé de cette mort, avec une précision : leur fils n’est pas mort au combat, mais dans le déshonneur ; pour avoir la vie sauve, il a quitté sa tranchée et s’est rendu aux troupes de l’Union qui se trouvaient dans celle d’en face.
Depuis, George court la nuit dans la forêt, s’épuisant physiquement pour ne plus penser à son fils. Il chasse ou s’imagine chasser une bête qu’il poursuit depuis toujours. Un soir où il s’écroule en raison d’une douleur fulgurante à sa “mauvaise” hanche, il aperçoit deux jeunes Noirs apeurés face à lui. Prentiss et Landry. Deux frères inséparables, tout récemment libérés de la ferme voisine appartenant à Ted Morton, qui, ne sachant ni où aller ni que faire, n’ont pas encore quitté la région, ni même les limites du domaine comme beaucoup d’esclaves affranchis. Le plus jeune, Landry a la mâchoire pendante, il est devenu muet suite aux mauvais traitements, aux sévices que son maître lui a infligés depuis l’enfance.
George, hanté par la mort de Caleb, cherche une raison de continuer à vivre en se sentant utile, en utilisant son argent à bon escient. Au lieu de vendre des parcelles quand il a besoin d’argent pour vivre, comme il l’a toujours fait depuis qu’il a hérité des terrains de son père, l’idée lui vient de garder sa terre et de la travailler afin de la rendre productive. Pour la première parcelle, sur laquelle il veut cultiver l’arachide, il faut d’abord déboiser. Au bout de quelques jours, il propose aux deux anciens esclaves de travailler pour lui, en les logeant dans sa grange et en leur versant un salaire honorable. Prentiss et Landry acceptent de rester le temps de se constituer un pécule suffisant pour remonter vers le Nord, y travailler et s’y installer. Puisque, nous dit Prentiss :
“ Finalement, le seul moyen d’avoir une vie qui en vaille la peine, c’était d’aller la chercher ailleurs, là où ils n’auraient peut-être pas plus, mais avec un peu de chance, pas moins”.
Petit à petit des liens se tissent entre les quatre personnages. Isabelle est en accord avec son mari et s’attache elle aussi aux deux jeunes. Tous deux n’accordent, tout naturellement, aucune importance à cette “maudite histoire de couleur de peau” des individus, comme George dépeint le racisme. Le travail avance bien, les fleurs d’arachide montrent le bout de leurs pétales, une véritable famille se constitue sous nos yeux, nous en sommes ravis, emplis d’espoir.
Et puis, quelques semaines après, un homme arrive, inattendu, qui manque de tout faire basculer une première fois. Les choses semblent pourtant s’arranger mais la tension est larvée, portée à son insu par l’homme “intervenu” dans l’histoire ; et elle ne cesse de croître.
Au mitan des pages survient un meurtre abominable. Un meurtre horrible à “voir”, qui m’a à la fois renversée et incitée à accélérer mon rythme de lecture. Je n’ai plus pu m’arrêter.
Car l’histoire prend de l’ampleur, certains personnages sont malmenés par d’autres, de nouvelles morts surviennent, certaines tristes à pleurer. Toutes les questions sont ouvertes, les réponses aussi… Les rebondissements fourmillent, les événements se précipitent en tous sens et nous emmènent vers une fin où l’on ne pensait pas du tout arriver. Peut-être vers des “lambeaux d’espoir auxquels on s’accroche”, selon des mots de Prentiss dans le récit de sa vie passée.
L’écriture est fluide, avec des dialogues concis qui vont à l’essentiel et semblent s’adresser tout autant au lecteur qu’aux interlocuteurs, des réflexions censées, des aphorismes et de belles descriptions. Une mention spéciale pour la traductrice qui a réussi à exprimer avec beaucoup de pudeur les sentiments d’amour, d’amitié ou de haine (mais est-ce un sentiment ?) qui jaillissent dans les pages avec une vive émotion pour nous, et à présenter de manière claire les mécanismes de l’esclavage et de ceux qui le pratiquent ainsi que le martyr continuel de ceux qui le subissent. Sans misérabilisme nous sommes éplorés, déchirés. Un immense bravo au jeune auteur et à sa traductrice.
Un regard sur le livre. “La douceur de l’eau”… Elle est dans le titre, elle est dans la fontaine dans laquelle Landry se fait surprendre par son maître, puis dans celle de l’épilogue, elle est dans les étangs où il aime à s’enfoncer le dimanche quand son frère dort encore, elle est dans les ruisseaux bruissants de la forêt qui mènent aux marais… Mais elle est absente des champs de coton inondés de soleil, quand ils triment sous son ardence de son lever à son coucher, elle est absente des gourdes des esclaves et de leurs repas, elle manque dans leurs vies, elle est comme un espoir. Elle est aussi celle, salée, des larmes intarissables qui nous cueillent au passage sans qu’on les voie couler. Et celle qui éteint les incendies gigantesques. Source de la vie, elle baigne les pages de fraîcheur quand elle y apparaît.
L’histoire du roman est intimement liée à l’Histoire. Celle d’une Amérique devenue indépendante du Royaume-Uni en 1783, qui se voit coupée en deux par “The American Civil War”, plus de quatre années sanglantes (avril 1861-avril 1865) qui opposera sur terre et sur mer – pour faire simple – le Nord (l’Union) et le Sud des Etats-Unis. Parmi les enjeux de ce conflit, le maintien ou l’abolition de l’esclavage. Le Nord, fortement industrialisé et urbanisé, est dynamique et moderne. Tourné vers le commerce international et les innovations technologiques, il est depuis longtemps contre l’esclavage, successivement et officiellement aboli dans certains états. Tandis que le Sud, beaucoup moins peuplé, a conservé des mœurs et coutumes jugées archaïques par les Unionistes car basées sur une économie exclusivement rurale avec les plantations de coton qu’il exporte en Europe. Les Sudistes ont “besoin” des esclaves, main-d’œuvre bon marché exploitable à l’envi, pour accomplir les tâches pénibles.
En tout premier lieu, ce sont les personnages qui nous retiennent dans les pages. Excepté les Sudistes esclavagistes, tous déclenchent chez nous une empathie immédiate. Pour et malgré leurs supplices, toujours dignes, Prentiss et Landry nous étreignent, George et Isabelle et leurs vrais ami(e)s tout autant ; le jeune Caleb, plus ambigu, finit par nous conquérir à son tour. Ils sont bons par nature, attachants, bienveillants et prenant soin les uns des autres. Cette bonté “immédiate” des quatre personnages principaux ne prendrait pas si vite dans un autre contexte mais ici, oui, et dès les premières lignes, ils nous sautent à la gorge. Ceux qui souffrent dans la dignité, ceux qui les voient souffrir et veulent les aider nous les aimons, les plaignons, les admirons. Leur douleur, leurs tourments à tous deviennent aussi les nôtres et restent en nous longtemps après notre lecture. Leur destin pathétique, vu à la fois de l’intérieur et de l’extérieur, nous déchire. Certains passages particulièrement dramatiques nous tombent dessus, comme ça au beau milieu des pages et nous laissent impuissants les yeux brouillés de larmes.
Tous les protagonistes essentiels ont une épaisseur psychologique rare. Nathan Harris les chérit comme des frères, Noirs et Blancs confondus, hommes et femmes à la fois. Il fait pour chacun un portrait qui se détaille et s’enrichit au fil des pages, nous attachant un peu plus à eux à chaque intervention factuelle ou orale. Si les hommes, les frères et George en particulier, tiennent le haut du pavé, les femmes sont présentes et influentes, solidaires et tolérantes, notamment Isabelle et son amie Mildred, mais aussi et peut-être surtout la mère de Prentiss et Landry, esclave elle aussi, sans cesse à leurs côtés et sous forme de souvenirs prégnants. C’est elle qui les fait tenir et endurer le pire avec dignité. Elle qui les admire et leur donne de l’espoir. Nous lisons ce qu’elle dit à propos des supplices de Landry :
“C’étaient ses doigts qu’elle regardait quand ils attachaient Landry les jours du fouet. Ils avaient le moyen d’atteindre certaines parties de votre corps, disait-elle, et d’autres pas. Les mains de son fils, même ligotées à un poteau, conservaient leur beauté, alors que le reste était massacré”.
Et plus loin, d’autres paroles, désespérées, de cette mère aimante qui culpabilise comme si elle était pour quelque chose dans leurs conditions :
“L’amour d’une mère perd de sa plénitude quand elle est incapable de leur laisser espérer des lendemains plus heureux, un bonheur pourtant mérité”.
Leur profondeur de pensée et de raisonnement à tous, leur résilience constante, leur enthousiasme pour un rien nous éblouissent de page en page. Tout comme les sentiments forts, d’amour, d’amitié, de fraternité, de paternité et tant d’autres, inattendus parfois, qui les lient en nous réchauffant le cœur.
Outre ses personnages intenses et leur pauvre vie, ce roman relate sur une courte durée une grande partie de l’histoire américaine. Passionnante bien que terrible. Le contexte historique est celui d’une période bien précise, très sombre et très rarement évoquée en littérature romanesque : au lendemain de la fin de la guerre de Sécession et de l’abolition officielle de l’esclavage dans le Sud des Etats-Unis, les jours et les semaines qui l’ont suivie et, inévitablement, les années, les siècles qui l’ont précédée.
Une piqûre de rappel nécessaire pour nous tous, alors que les crimes raciaux et les émeutes qui en découlent, liés à la couleur de la peau et à la religion sont loin d’avoir disparu de la face d’un monde embrasé de toutes parts — à l’image de la couverture de la version brochée des Editions Philippe Rey. Voire en train d’augmenter en nombre, la littérature contemporaine nord américaine – et internationale – en attestant.
Je dirai pour finir que ce premier roman historique, écrit par un très jeune et talentueux auteur, ne nous laissera pas l’esprit tranquille avant longtemps. C’est un livre fort, déchirant, documenté qui nous permet, en relatant l’histoire de millions d’esclaves affranchis du jour au lendemain à travers celle de deux frères, de saisir le vrai sens du mot « liberté ». Nous voyons des esclaves émancipés, “libres” dans le principe, qui tournent autour de leurs plantations sans savoir où partir. Lâchés dans la nature par des maîtres qui ont été contraints de le faire et n’attendent qu’une seule chose : qu’ils reviennent, d’eux-mêmes, travailler chez eux, sans entraves physiques, “libres” de corps mais pas d’esprit. « Libres » de continuer à travailler durement pour leurs propriétaires ou à errer sans fin et à mourir de faim. Et ce ne seront pas les années terribles qui suivront qui les rendront totalement libres…
La liberté… Encore un rêve, un simple mot pour les affranchis si peu de temps après son acquisition :
Pour Landry, la liberté n’est qu’un beau rêve et, comme tel, inaccessible. Alors, il accepte ces temps intermédiaires. Nous lisons :
“Landry, lui, était content. Il avait un coin confortable pour dormir et, dehors, de si grands espaces à sa disposition qu’un homme, pensait-il, n’aurait pas besoin de plus de liberté dans une seule vie”.
Tandis que son frère, Prentiss, a une approche plus réaliste des jours présents :
“Ils ne rencontraient aucune hostilité, plutôt une docilité collective que Prentiss repéra d’autant plus facilement qu’il l’avait lui-même partagée. Voilà ce qu’était leur nouvelle vie. Le travail avait été remplacé soit par une oisiveté creuse, soit par une recherche de nourriture digne d’un animal”.
Et plus loin dans l’histoire, ce dernier s’invente une façon de “fuir” le stress et/ou la douleur, dans un contexte particulièrement difficile à lire :
“Prentiss rentra en lui-même. Il savait comment vivre dans sa tête. Il avait fait le voyage chaque jour qu’il avait passé dans les champs de coton, à dériver en esprit vers un lieu où il n’était jamais allé, un lieu tout à la fois concret et abstrait. ‘Ailleurs’ était le seul terme qui convenait. La grange, à côté de la maison en rondins de Georges, était un ailleurs ; un lopin de terre à cultiver dans le Nord était un ailleurs ; sa mère était un ailleurs ; le salut était un ailleurs ; toutes ces vies qui défilaient à l’extérieur de la prison existaient dans un ailleurs ; et tout sort différent de celui qui l’attendait était une route acceptable vers cet ailleurs. La carte, avec ses multiples variations, en était inscrite dans sa tête, sauf qu’il n’avait aucune chance de faire le voyage, et il le savait”.
Cet “ailleurs”, s’il existe et il existe forcément, doit être local et temporel. Et tout l’enjeu de l’histoire est de savoir si les personnages vont l’atteindre et à quel prix.
Cette réflexion bouleversante m’a fait penser à la chanson de Bernard Lavilliers, bande originale du film Rue Barbare (1983) :
“Y’a peut-être un ailleurs, un accord majeur”… dont je mets le lien ci-dessous au cas où. Le contexte est différent mais les paroles valables pour toutes les situations désespérées.
J’espère me tromper mais je ne pense pas que La douceur de l’eau ait eu le succès d’estime qu’il mérite. Et que la presse n’en ait beaucoup parlé. Mesdames et messieurs les journalistes, les critiques littéraires de tous poils, à vos claviers, à vos souris, à vos mots ! En cette période de rentrée littéraire, laissez tomber les favoris qui n’ont pas besoin de vos suffrages, de vos honneurs qui leur sont acquis, encore moins d’être lus illico, ils le seront car les lectrices et les lecteurs achètent les yeux fermés les dernières sorties de leurs auteurs fétiches. Vous les premier(ère)s, moi la première.
Et ne l’oubliez pas pendant votre lecture : ce livre est un premier roman ! Par son sujet peu ou pas évoqué en littérature romanesque, il est d’ores et déjà un classique et servira très vite de référence. Il vous retournera le cœur tout en vous faisant réfléchir.
On parle toujours de Racines (Alex Haley), de La Case de l’Oncle Tom (Harriett Beech Stowe), de Underground Railroad de Colson Whitehead (chroniqué dans ce blog), Douze ans d’esclavage, autobiographie parue en 1853 (oui !) de Solomon Northup, Beloved de Toni Morrison que je vais relire pour le chroniquer et combien d’autres sans que jamais cette période-charnière pourtant importante soit abordée. On parlera désormais de La douceur de l’eau de Nathan Harris.
Alors ???!!! A quoi ça sert de lire ? A pleurer. A rugir d’effroi et de colère. A ne pas essayer de comprendre l’incompréhensible. A baisser la tête de honte en voyant les deux frères se relever sans cesse. A espérer, comme eux, pour eux et tous leurs frères et sœurs. A aimer. Bah oui, lire c’est tout ça et bien plus encore. A quand votre première lecture ? Ce premier roman ferait la belle affaire.
Je dirai pour finir, opus 2. J’ai lu ce livre grâce à Miléna et je l’en remercie. Booktubeuse de grand talent, elle présente sans façons ni chichis dans un vlog mensuel (et d’autres sur des thématiques romanesques comme les classiques) les livres qu’elle a aimés voire adorés. Comme nous avons souvent sans nous concerter les mêmes avis et les mêmes lectures, nous avons conclu un accord : lire, chacune à notre choix, un coup de cœur de l’autre et mettre les liens : elle pour ma chronique, moi pour sa vidéo. Deux manières de parler des livres. Bien sûr, ça nous fait plus de livres à lire, mais lire n’est que bonheur, ce n’est pas vous qui me contredirez. Voici celle du mois de juillet, où elle parle de “La douceur de l’eau” à la minute 9:45. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas regarder toute la vidéo !