SI LA LITTÉRATURE DEVIENT PASSION, C’EST BIEN QUE TOUT EST DANS LES LIVRES !
Anthony Doerr
Anthony Doerr

Anthony Doerr, auteur de nouvelles et de romans, est l’un des plus grands auteurs américains contemporains, loin d’être inconnu en France. Toujours publié en français chez Albin Michel dans le giron de la collection Terres d’Amérique de Francis Geffard, il nous a offert Le Nom des coquillages (nouvelles, 2003), A propos de Grace (roman, 2006), Le Mur de mémoire (nouvelles, 2013) et le vibrant Toute la lumière que nous ne pouvons voir en 2015, lauréat du prix Pulitzer traduit en une quarantaine de langues et en cours d’adaptation sur Netflix. Pour ne pas employer le terme issu du grec ancien apotheosis… je dirais que La Cité des nuages et des oiseaux place Anthony Doerr très haut dans la “hiérarchie” littéraire moderne, si tant est qu’une telle hiérarchie existe.

Résumer l’histoire est impossible et il y a lieu de se demander comment une telle maîtrise de l’espace-temps a été réalisable sur sept cents pages. L’on peut cependant la schématiser en quelques phrases. Elle se déroule en trois endroits principaux et à trois périodes différentes du passé, du (presque) présent et du futur. Avec des marges courtes tant dans les distances par rapport à la localisation essentielle que dans les dates (allées et venues, ascendantes ou descendantes) de chaque chronologie. Trois histoires que je me suis amusée à lire aussi séparément et qui se tiennent !

Au passé, nous sommes à Constantinople et sa région avant, pendant et après sa prise par le sultan Mehmed II. Anna et Omeir sont les personnages principaux d’une histoire bousculée par la grande Histoire.

Ce sont mes préférés, peut-être, les plus humbles ; ils entrent en scène très jeunes (Anna a sept ans quand commence cette partie du roman en 1439) et leur histoire nous est racontée dans son intégralité.

La porte de Charisius
La porte de Charisius, par laquelle sont entrés les Sarrasins dans Constantinople.

Pour le présent proche, une contemporanéité qui couvre les cinquante dernières années du XXe siècle et le début du nôtre, nous sommes à Lakeport, Idaho (Etats-Unis) et la galerie de personnages qui “l’habitent” est plus importante : Zeno, Seymour et sa mère Bunny, Rex et nombre de personnages secondaires. Quelques séjours en Corée pendant la guerre et à Londres après celle-ci.
L’histoire de chacun d’eux, dont une large part se déroule dans la bibliothèque, est amplement relatée et nous permet de les connaître, les comprendre et les apprécier. Tous sont fortement attachants, y compris le “méchant de service”…

Et pour ce qui concerne le futur – les parties les plus complexes s’y déroulent –, un vaisseau spatial étrange, L’Argos, tourne dans l’espace à une vitesse sidérante en quête d’un autre monde, après la fin de notre planète Terre. C’est là où vit Konstance, personnage principal, avec ses parents et une quatre-vingtaine d’autres passagers.

Nous sommes dans un futur pas si lointain – qu’est-ce qu’un siècle aujourd’hui ? – mais post-apocalyptique. Par des systèmes technologiques extrêmement sophistiqués (Atlas, « pérambulateur, bibliothèque infinie…), il est possible de faire des déplacements virtuels « bluffants » sur l’ancienne Terre.

Les personnages essentiels sont au nombre de cinq. Autour desquels gravitent de nombreux autres qui les aiment, les aident ou les combattent. A Constantinople : Anna, une enfant orpheline brodeuse d’art avec sa sœur Maria et Omeir, jeune paysan pacifiste réquisitionné avec ses deux bœufs par les hommes du sultan. Aux Etats-Unis, des années cinquante à nos jours, Zeno, pacifiste lui aussi s’est pourtant engagé pour la guerre de Corée pour faire comme son père avant de travailler comme déneigeur et bénévole à la bibliothèque de Lakeport. Bibliothèque que fréquente assidûment aussi Seymour, enfant autiste-surdoué-hypersensible passionné par les oiseaux et les animaux. Enfin Konstance, jeune fille surdouée elle aussi passionnée de livres – son père lui lisait déjà l’histoire du berger de Diogène quand elle était petite – qui vit sur L’Argos et essaie de comprendre ce qu’elle y fait.
Leur profil psychologique est finement ciselé avec leurs failles, leurs forces et leurs doutes, leurs sentiments et il est difficile d’en ignorer une ou un. Tous, à plus d’un titre, sont attachants voire bouleversants. Leur charisme engendre notre empathie profonde. Alors nous les suivons les yeux fermés.

Les trois histoires se déroulent pendant des périodes particulièrement troubles où les populations, les enfants en particulier, sont sur la brèche et voient leur vie menacée. A Constantinople surtout : c’est la guerre à outrance, Anna et Omeir sont très jeunes quand elle les cueille en deux endroits proches de la ville assiégée. Une autre guerre, celle de Corée, tout aussi atroce, est évoquée, les personnages qui la “font” (Zeno et Rex) sont de jeunes adultes.

Inutile d’épiloguer sur les trois histoires, elles sont à découvrir et je ne veux aucunement gâcher votre plaisir. A savoir que la fin de chacune nous laisse remplis de larmes et que le dénouement général, bouleversant lui aussi, est une véritable fin. L’auteur a veillé à refermer toutes les portes ouvertes, y compris le dernier chapitre du livre d’Antoine Diogène, lu, déchiffré même par plusieurs personnes dans chaque époque. Et là encore, ce n’était pas gagné. La seule déception que l’on éprouve après l’avoir terminé, c’est… de l’avoir terminé !

Que dire aussi de la plume d’Antony Doerr dans La Cité des nuages et des oiseaux ? Elle est forcément à l’aune de son contenant : magistrale ! On a parfois du mal à croire ce qu’on lit, à se demander si cette lecture n’et pas un grand rêve éveillé.

Sur sept cents pages denses, des sujets variés, des personnages évolutifs dans le temps (et donc leur langage), avec des scènes de guerre extrêmement visuelles racontées d’une plume ample et descriptive, la vie paysanne ou urbaine, des travaux de broderie finement, délicatement dépeints, une pièce de théâtre répétée et commentée pas des enfants, un tableau de la planète Terre qui n’est pas un discours écologique mais nous en dit extrêmement long sur le sujet… Avec tout cela, oui, pas une lourdeur, pas un mot de trop, pas un mot manquant. Et des dialogues qui collent aux personnages : fins, sensibles et pudiques, ou vifs, bouleversants, sages… 

Un vrai bonheur à chaque page. La prose est toujours agréable, à la fois légère et profonde ; jusqu’aux répétitions qui sonnent juste elles aussi, rythmant la narration tels des leitmotivs, notamment le fait que chaque partie commence par un folio du livre d’Antoine Diogène.

Enfin, vingt-quatre parties dans le roman pour vingt-quatre feuillets du manuscrit de Diogène retrouvés. C’est un choix évident. Le feuillet qui ouvre un chapitre est la suite rigoureuse de celui qui a ouvert le précédent. Le livre conducteur d’Antoine Diogène devient une belle aide pour le lecteur qui a la certitude que la maîtrise des sujets est rigoureuse et peut se laisser porter là où l’auteur et ses personnages l’entraînent.

Dans le registre de l’écriture, il faut mentionner l’art de la traductrice Marina Boraso qui a réussi comme à son habitude à restituer ce long et complexe roman dans ses nuances, sa subtilité, comme s’il avait été écrit directement en français. Quel plaisir pour nous et son auteur !

Mon regard sur le livre. Comment chroniquer une telle œuvre ? Comment commencer, par quel bout la prendre ? J’ai beau l’avoir lu en long, en large et en travers, il m’a laissée sans voie et il me faut encore penser et retourner ma souris dans tous les sens avant d’écrire cet avis.

La Cité des nuages et des oiseaux peut sembler d’un abord compliqué, c’est vrai. Le nombre de personnages, la construction dans la spatio-temporalité, la richesse et la diversité de chaque période, l’intensité que l’on perçoit sans bien la comprendre dans les premières dizaines de pages – un peu comme pour le livre de Michael Christie, Lorsque le dernier arbre, Albin Michel, dans la même collection Terres d’Amérique

Je vais tenter quand même de vous aiguiller, pour ne pas que vous vous laissiez dérouter au début et soyiez tenté de le laisser tomber ! La voie, c’est bien sûr son fil d’Ariane : un livre, La Cité des nuages et des oiseaux, d’Antoine Diogène, dont Konstance a retrouvé la provenance et reconstruit l’histoire bribe par bribe avec les moyens du bord de l’Argos : “La Cité des nuages et des oiseaux, un récit en prose partiellement disparu dans lequel l’auteur grec Antoine Diogène relate le voyage d’un berger, Aethon, vers une utopique cité céleste, date probablement de la fin du premier siècle après J.-C.”
C’est pourtant d’un livre très simple qu’il s’agit, une histoire adressée par Diogène à sa nièce souffrante. Il dit avoir trouvé dans la tombe un coffre en bois contenant vingt-quatre tablettes en cyprès sur lesquelles était gravée l’histoire d’Aethon. Ce livre, l’original ou les copies, sera recherché dans les trois périodes par au moins un des personnages.
De là à écrire que la littérature nous aide à nous retrouver quand on est perdu, il n’y a qu’un fil, que je franchis allègrement.

Tout cela se simplifie très vite : une fois lues les premières séquences d’une période en un lieu et un moment donnés, exit les problèmes de compréhension. Le roulement se fait de lui-même au bout d’un “cycle” et il devient aisé de se déplacer dans l’espace et le temps. Sans qu’on s’en aperçoive, la facilité de lecture s’installe et va crescendo avec son intérêt. Alors les pages se tournent, vite, alors même qu’on voudrait les arrêter. Les prénoms et les caractères des personnages nous deviennent familiers, nous les situons dans leurs lieux, leurs époques. La chronologie, également. Les liens se tissent d’eux-mêmes au fil des mots.

L’Histoire, la grande, n’est jamais loin, les trois histoires du roman s’en nourrissent. A partir de la “petite” histoire de chacun des personnages, nous vivons une partie de la « grande » Histoire mondiale.

Au passé nous assistons en 1453 à la chute de Constantinople bientôt rebaptisée Istanbul, après un long siège, qui marque la chute de l’empire romain byzantin. Cette bataille entre l’empereur Constantin XI et le sultan Mehmed II (et son père avant lui) a duré des mois. La muraille de la ville avait été assaillie à vingt-trois reprises sans qu’aucune armée ne vienne à bout de ses remparts intérieurs. Le siège et la victoire de Mehmed II sont relatés dans des pages d’une grande violence forcément, mais avec une certaine réserve concernant les exactions commises, Anthony Doerr restant discret sur les détails qui ne sont pas utiles. Les canons utilisés (tractés dans le roman par les deux bouvillons jumeaux d’Omeir lors de scènes déchirantes), les armes et positions des belligérants, leurs comportements exacerbés des deux côtés de la muraille par l’attente… Leur grand intérêt historique nous incite à vérifier leur exactitude. Ce que j’ai fait et vous recommande fortement de faire. Le Web fourmille de textes d’encyclopédies, de récits d’historiens, de photos, mais non bien sûr, pas de photos mais de dessins et peintures plus vrais, d’explications passionnantes. La muraille si belle est encore partiellement debout. De quoi y passer des heures et retarder la fermeture du livre…

Dans l’histoire contemporaine (1951-2020), l’Histoire est également présente. Les épisodes de la guerre en Corée, peu souvent évoquée en littérature, nous donnent matière à apprendre et à réfléchir. Ce sont Zeno et Rex qui y participent (et s’y rencontrent), ils en reviennent démolis. Là aussi, des recherches sur Internet se profilent.

Fait déjà « historique », avéré aujourd’hui, les prémices du réchauffement climatique se font sentir, avec les premiers grands incendies dans l’Oregon et les débuts de l’exploitation des sols américains, la disparition de nombreuses espèces animales, notamment les chouettes cendrées, dont un individu, Ami-Fidèle, joue un rôle vital pour Seymour, personnage au centre de cette partie du roman, spirituellement (et physiquement) concerné par ces dérèglements.
Là encore, l’auteur raconte les choses avec une précision tout en retenue même quand elles s’aggravent et dérivent vers l’activisme. N’en disons pas davantage, le profil physique et psychologique des personnages influant pour une large part leur comportement. La magie opère, nos yeux s’écarquillent.

Toute la bienveillance d’Anthony Doerr, son amour pour ses personnages, tient dans cette manière d’aborder des sujets ardus, gravissimes pour certains, sans jamais se poser en donneur de leçons ou d’exemple. Dire les choses sans agresser les esprits, convaincre sans contraindre, montrer sans démontrer. Une manière de faire que seuls les esprits forts, les grands écrivains notamment peuvent se permettre.

Le futur, lui, n’a pas grand-chose pour l’étayer si ce n’est les progrès technologiques, en surabondance dans le vaisseau spatial. Il est pourtant plausible, porté par Konstance mais aussi son père, des personnages attachants ballottés dans l’espace, lui avec un passé terrestre qu’il est obligé de garder secret, elle sans autres repères que sa vie dans L’Argos. Mais nous pouvons gager que ce futur sera plus proche de nous qu’il ne l’est dans le roman (qui se termine dans les années 2100). A moins que l’humanité se réveille enfin et change de modes de vie et de consommation. Mouais. Une partie du futur est constituée de la fin de la période contemporaine, une autre de celle de L’Argos. Ce n’est plus de l’art, c’est de la magie…

Nombreux sont les genres et les sujets littéraires, habilement mêlés, mâtinés d’Histoire : en vrac deux guerres meurtrières, un suspense constant, mythologie et science-fiction réunies, homosexualité, écoterrorisme, amour avec un grand A, enfance brisée, écologie, souffrance animale… Des morceaux de bravoure, de l’aventure, de l’inconnu, de l’inattendu, des drames, des rebondissements, le dérèglement climatique… des scènes d’un réalisme visuel insensé. Et l’intérêt du lecteur est décuplé par le découpage de l’histoire qui le laisse sur sa faim à chaque fin de chapitre. Construction, déconstruction, construction, reconstruction… Vient un moment où la chronologie nous passe au-dessus des yeux. Ce sont les personnages que nous suivons dans leur vie et leurs évolutions.
Anthony Doerr est un écrivain visionnaire, il bouscule voire démolit les codes de la littérature romanesque chronologique et nous offre trois histoires en une qui se tiennent de bout en bout et se terminent (presque) là où tout a commencé. Une maîtrise absolue pour la forme, et pour le fond une grande émotion portée par les personnages. Et dans tous les domaines abordés, une inventivité hallucinante.

Le mieux, je crois, c’est de le laisser cette Cité, avec ses nuages et ses oiseaux, sur sa table de nuit et d’en faire son livre de chevet…
Et pourquoi pas, réunir en une seule partie les vingt-quatre folios du codex et lire l’histoire d’un seul tenant à nos enfants ou nos petits-enfants ? Après tout, elle vaut bien un conte de fées “classique” et désuet…
Sans oublier, enfin, que certains passages, décrits avec précision, sont si « scénarisables » que je verrais bien une série télévisuelle éponyme, en plusieurs saisons de plusieurs épisodes, construite sur le modèle du livre, qui se déroulerait sur plusieurs siècles avec des épisodes moyenâgeux, d’autres futuristes et contemporains. Une série avec de nombreux personnages dont nous suivrions l’histoire pas à pas, guidés comme eux par le livre conducteur d’Antoine Diogène. Quel spectacle ce pourrait être, à regarder le soir au compte-gouttes pour des mois de plaisir et de dépaysement ! Après tout, Toute la lumière que nous ne pouvons voir est en tournage pour Netflix ! Et il est loin d’être aussi fort et extra-ordinaire que cette Cité magique même s’il était déjà excellent…

Je dirai, assumant de me répéter, que La Cité des nuages et des oiseaux est LE livre dont on voudrait qu’il ne finisse jamais, dont on voudrait ne pas voir la toute fin pour être sûr de le retrouver tous les jours, le soir, le matin, la nuit… Un livre que l’on regrette d’avoir terminé. Un roman-fleuve, lui-même guidé par un livre ancien que l’on retrouve de manière récurrente dans les différentes périodes de l’histoire et dont un chapitre ouvre un chapitre du roman. Un livre que l’on peut lire sans cesse, plusieurs fois, via plusieurs approches.

Je vous le garantis : une fois que vous l’aurez refermé, vous ne pourrez croire que c’est fini, vous y retournerez. Vous le relirez, fatalement et pas seulement une fois car sa construction-déconstruction autorise une lecture dans l’ordre (d’écriture) ou dans le désordre : les dates, les époques, les lieux, les personnages, le hasard… par morceaux, par chapitres, une scène en particulier que vous auriez particulièrement aimée ou mal comprise, l’histoire du codex de Diogène seule, tout ce qui concerne Ulysse, n’importe quoi qui retienne le lien que vous avez créé avec le roman. 

Avec La Cité des nuages et des oiseaux, on balaie les mots pépite, perle rare, coup de cœur, ou même coup de poing, on dit juste, sans penser qu’on y va fort, qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre, d’un monument, d’un livre-monde. Une magie et sûrement pour son auteur du livre d’une vie !  Tout ça, oui, et bien plus encore !

Il faut aussi mentionner la culture générale phénoménale d’Anthony Doerr, déjà présente dans Toute la lumière que nous ne pouvons voir, au nombre de recherches et au temps passé à les faire avant l’écriture, aux vérifications plus tard…
J’ai rencontré au cours de ma lecture une belle quantité de mots que je ne connaissais pas, tant dans le langage des fleurs, des oiseaux, que de l’aéronautique ou de l’Histoire.
Je dois dire également qu’il m’est arrivé d’interrompre la lecture de certains passages pour les relire, pour y réfléchir, pour admirer une description, m’attendrir sur une situation, un personnage, quasi incrédule devant la qualité constante de l’écriture et de l’histoire. Avec le même plaisir et la découverte d’un détail omis.

Ce roman est un vrai cadeau, une chance pour tous les lecteurs : ceux qui l’ont lu et plus encore ceux qui ne l’ont pas lu. Alors, offrez-le à tous les lecteurs de votre entourage pour les fêtes. Ils vous en diront des nouvelles et l’offriront à leur tour. J’ai pour ma part cinq paquets-cadeaux identiques rien que pour la famille. Ce n’est pas le livre de l’année, non, c’est celui de la décennie, au moins. Je sais, je sais… j’abuse. Quoi que non finalement. Après lui, il me sera difficile de qualifier un livre de chef-d’œuvre.

Mais, loin devant tout ce qui précède, bien loin devant, La Cité des nuages et des oiseaux est un hommage aux livres. Le plus bel hommage qu’il m’ait été donné de lire. Par l’intermédiaire d’Antoine Diogène et de son codex perdu, retrouvé, recopié, reconstruit même par Konstance dans L’Argos, Anthony Doerr a fait du livre un objet sacré. Aussi indispensable à l’humanité que les aliments, et même l’eau. Dans chacune des trois histoires, les personnages font tout pour “sauver les livres” qui, tout comme nous, peuvent “mourir”… “Les livres meurent, de la même manière que les humains”, dit à Anna un vieux professeur mourant. Et l’une des trois scènes de fin voit Omeir faire tout son possible pour sauver le codex d’Anna. C’est vrai que tout est dans les livres. Tout le savoir du monde.

Si les livres sont le fil commun et conducteur du livre, les endroits qui les contiennent, les conservent, les prêtent : les bibliothèques, sont elles aussi présentes dans toutes les époques et dans tous les lieux. Celle de Constantinople, Sainte-Sophie, protégée par les remparts imprenables de la ville, était censée contenir tous les livres du monde, originaux ou copies. Chacun des personnages, y compris Konstance dans son vaisseau spatial, se rend régulièrement dans ces endroits magiques. Et le livre le plus souvent choisi, outre celui d’Antoine Diogène, est L’Iliade et l’Odyssée, le voyage d’Ulysse. Il n’y a pas de fumée sans feu.

Je ne remercierai jamais assez Anthony Doerr, que je considère comme un homme et un écrivain illuminé de m’avoir offert ce cadeau, j’aurais aimé le rencontrer au Festival America de Paris, mais dans la vie on fait ce qu’on peut, pas ce qu’on veut. Francis Geffard aussi, organisateur de ce Festival, découvreur de talents fous, qui peut être fier de sa collection et des auteur(e)s qui l’habitent. Sans oublier leurs traducteur(trice)s hors pair.

Alors, à quoi ça sert de lire ?! Ici, à tout ! A réaliser qu’après avoir refermé une telle œuvre on se sent un peu plus intelligent, à embrasser plusieurs époques et plusieurs endroits du monde en une seule fois. A comprendre que les livres nous sont indispensables car ils nous ouvrent les yeux sur le monde et son Histoire, sur notre rapport à la nature mais aussi sur nous, humains habitant une planète en grand danger. Les gens qui lisent ont les yeux bien ouverts.

Et puis, malheureusement, il faut bien le dire, depuis que ce livre a été écrit, traduit, publié et lu, une nouvelle guerre fait rage en Ukraine et celui qui l’a déclarée est encore plus fou que son mentor Staline. Je pense à la phrase d’Anna citée en exergue.

Cette interview de Francis Geffard, l’éditeur d’Anthony Doerr depuis son premier recueil de nouvelles, nous donne sacrément envie de lire ce roman qu’il qualifie purement et simplement de chef-d’œuvre.

UN AVANT-GOÛT DE CHEF-D’OEUVRE
(qui ne déflore strictement rien du contenu)

De belles descriptions

“A la tombée de la nuit, ils sont descendus au fond d’un ravin sauvage, à une quinzaine de kilomètres du rivage. Un cours d’eau serpente entre des galets couverts de neige, et des nuages vagabonds, aussi grands que des dieux, s’engouffrent dans la couronne des arbres avec d’étranges chuchotis, effarouchant les bêtes. Ils installent un campement sous un surplomb de roche calcaire où, en des temps immémoriaux, des hominidés ont peint sur les parois des ours,  des aurochs et des oiseaux incapables de voler”.
“Les plus modestes cours d’eau des montagnes, tellement petits qu’une main pouvait leur faire barrage, finissaient tous par rejoindre la rivière, et que la rivière elle-même, si impétueuse fût-elle, n’était qu’une goutte d’eau dans l’œil du vaste océan qui cerne toutes les terres du monde et contient tous les rêves formés par l’esprit des hommes”.

Sur la puissance des livres, qui changent la vie de ceux qui savent lire

Anna lit Ulysse :
“C’est comme si elle créait à l’intérieur de sa cellule un petit paradis radieux et rutilant, au riche éclat de vin et de fruits. On allume une chandelle, on lit un vers et aussitôt le vent d’ouest se lève : une servante apporte dans des aiguières du vin et de l’eau, Ulysse prend place à la table royale pour festoyer, et le barde favori du roi entonne un chant”.

Sur l’Argos aussi il est question de livres :
”Aussi loin que porte son regard, des livres de toute sorte, – de la taille de sa main ou aussi grands que son matelas – s’envolent des étagères ou reviennent s’y ranger, papillotant comme des colibris ou brassent l’air telles de lourdes cigognes disgracieuses”.
Et plus loin :
“Chacun de ces livres est un portail, une ouverture qui te donne accès à un autre lieu, à une autre époque. Tu as toute la vie devant toi, et ils ne te feront jamais défaut”.

Un autre pouvoir des livres pour Anna, qui lit l’histoire d’Antoine Diogène à sa sœur malade pour lui faire oublier ses souffrances (tout comme Diogène l’avait écrit pour captiver l’attention de sa nièce à l’agonie) : étirer le temps, éloigner le mal, le tenir à distance de l’histoire, comme le faisaient ‘Les 1001 nuits’) :
 “Il se peut bien qu’une obscure magie vive entre les pages des vieux livres. Tant qu’il lui restera des phrases à lire à sa sœur, tant qu’Aethon s’obstinera dans son périple insensé, poursuivant à tire-d’aile son rêve dans les nuages, les remparts de la ville résisteront peut-être ; il est possible que la mort demeure un jour de plus à la porte”.

Sur l’amour et la défense des animaux. L’Ami-Fidèle de Seymour est une chouette cendrée, il n’accepte pas sa disparition ; Omeir a des rapports forts avec ses bouvillons Arbre et Clair-de-Lune, ils l’aiment et il les aime, souffrant des maux qu’ils endurent à cause de la guerre.
“Ses bœufs semblent chaque soir un peu plus éteints que la veille. De temps à autre, Arbre le regarde en clignant ses gros yeux humides comme s’il lui accordait son pardon, et le matin, avant qu’on les harnache, Clair-de-Lune conserve sa curiosité habituelle, observant un lapin ou un vol de papillons, fronçant les naseaux pour identifier les odeurs mêlées que porte le vent. Mais quand on leur retire le joug, ils baissent la tête et broutent l’herbe comme s’ils n’avaient pas la force de faire autre chose.
Le garçon reste auprès d’eux, enfoncé dans la boue jusqu’aux chevilles, et contemple, enfoui sous son capuchon, Clair-de-Lune qui bat des paupières, plein de douceur et de patience”.

Et plus loin, nous constatons bien tristement que la guerre était déjà la même que celle d’aujourd’hui, seules les méthodes de fabrication diffèrent. A Constantinople, la poudre à canon et des canons monumentaux ont rendu possible ce qui ne l’avait jamais été, des brèches dans la muraille.
“Le garçon et ses bêtes, affectés à un attelage de huit paires de bœufs, transportent des caissons de boulets en granit issus des carrières du littoral nord de la mer Noire, entre un débarcadère de la Corne d’or et la fonderie improvisée derrière les fortifications, où des tailleurs de pierre cisèlent et polissent les pièces en fonction du calibre des bouches à feu. Il leur faut parcourir six kilomètres, essentiellement en montée, et les canons font preuve d’un appétit insatiable. Les attelages peinent de l’aube au crépuscule, et la plupart des bœufs, encore éprouvés par leur interminable périple, manifestent des signes de faiblesse”.

La montée de la haine après des jours “d’attente” même chez les hommes les plus plus doux comme Omeir : “ Omeir s’aperçoit que la haine progresse dans les rangs, pareille à une maladie contagieuse. Trois semaines après le début du siège, il y a déjà des hommes qui ne combattent plus au nom de Dieu ou du sultan, ni même pour la satisfaction du pillage, mais seulement pour assouvir une rage mêlée d’effroi. Tuer tout le monde. En finir. A certains moments, Omeir lui-même sent la fureur flamber en lui, et il n’a pas d’autre désir que de voir le poing argent de Dieu déchirer le ciel pour broyer un à un les bâtiments de la ville”.

Côté réchauffement climatique, dans les propos de Seymour (tout juste quinze ans), nous avons l’impression d’être aujourd’hui, en 2022, quand nous ne sommes dans le roman que dans les années 1970. Nous lisons (entre bien d’autres raisonnements) :
“Les autres garçons de seconde vont chasser le wapiti, fauchent des canettes de Red Bull à la supérette, fument de l’herbe en haut des pistes de ski ou forment des équipes pour participer à des jeux de combat en ligne. Lui, il se renseigne sur les quantités de méthane stockées dans le permafrost sibérien en train de fondre. Ses lectures sur le déclin des strigidés l’ont orienté vers la déforestation, et, de fil en aiguille, il a découvert l’érosion des sols, la pollution des océans, le blanchissement corallien, le réchauffement de la planète, la fonte des glaces et la disparition des espèces ; tout se passe beaucoup plus rapidement que ce qu’avaient prévu les scientifiques, chaque système de la planète étant relié à l’ensemble par un réseau de fils invisibles : la pollution en Chine fait vomir les joueurs de cricket de Delhi, les feux de tourbe indonésiens envoient des milliards de tonnes de particules de carbone dans l’atmosphère de la Californie, les méga-feux qui ravagent le bush australien teintent de rose ce qui subsiste des glaciers de Nouvelle-Zélande”. 

Et plus loin :
La culture occidentale a transmis l’idée selon laquelle l’humanité était là pour soumettre la Terre. Que l’ensemble de la création existe seulement pour que nous en tirions profit. Et pendant deux mille six cents ans, nous nous en sommes à peu près sortis. Les températures sont restées stables et les saisons très visibles, nous avons abattu des forêts, pillé les océans et donné la préséance à un dieu unique :  la Croissance. accumulez des biens, augmentez vos richesses, étendez vos murs. Et si tous les trésors que vous serrez entre vos murs ne suffisent pas à soulager votre souffrance ? Cherchez-en de nouveaux. Mais où en sommes-nous arrivés ?”

 Une belle réflexion que se fait Zeno sur la vieillesse et sur la mort, loin d’être triste : 
“Au cours d’une existence, on accumule une infinité de souvenirs, le cerveau ne cesse de les trier, pesant les répercussions et refoulant la souffrance, mais à l’âge qu’il a atteint, on traîne malgré tout une charge écrasante de souvenirs, un fardeau aussi lourd qu’un continent, et le moment vient où il faut quitter ce monde en les emportant avec soi”.
Et pour Anna pour qui, “Vers la fin de sa vie, ces souvenirs-là se mélangent à ceux des histoires qu’elle a le plus aimées : Ulysse malade de nostalgie qui abandonne son radeau dans la tempête pour nager vers l’île des Phéaciens, Aethon-devenu-âne enfournant des orties piquantes dans sa bouche délicate, et pour finir, toutes les époques et toutes les histoires n’en font  plus qu’une”.
Enfin, Omeir trouve lui aussi une bonne raison de vieillir : “Il découvre que c’est par l’oubli que le monde soigne ses plaies”. Ce qui pourrait être aussi LA phrase du livre.

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