L’auteur. David Treuer, né en 1970 à Washington d’un père autrichien et d’une mère amérindienne (Ojibwé), a grandi dans la réserve indienne de Leek Lake (Minnesota). Après avoir fait ses études à Princeton, il écrit deux thèses, une d’anthropologie, une d’écriture créative avec pour directeur de thèse… Toni Morrison, Prix Nobel de Littérature 1993. Son premier roman, Little, est publié en France 1998, suivi en 2001 de Comme un frère, puis de Le manuscrit du docteur Apelle (2007), Indian Roads (récit, 2014) et enfin de celui-ci, tous chez Albin Michel.
L’histoire. La famille Washburn : Jonathan, Emma et leur fils Frankie vit à Chicago et passent les étés dans sa résidence des Pins située sur une réserve indienne du Minnesota (Nord des Etats-Unis), où viennent camper de temps en temps quelques Indiens. Frankie, qui s’est engagé dans l’armée de l’air, vient rendre une dernière visite à ses parents, au gardien-régisseur Félix, un vieil Indien qu’il aime plus que son propre père, qui s’occupe du domaine en l’absence des propriétaires, et à ses copains d’enfance, notamment Billy, un jeune métisse très proche de lui avec qui il a joué, grandi et fait les quatre cents coups. Nous sommes en 1942, un camp de prisonniers de guerre allemands a été construit depuis peu de l’autre côté du lac, face à la propriété des Washburn. Le jour de l’arrivée de Franklin, toute cette petite communauté métissée est très perturbée par l’évasion d’un prisonnier. Une chasse à l’homme est organisée, à laquelle participent tous les habitants, y compris Félix, Frankie – plutôt réticent –, et ses amis. Frankie, Billie et Félix forment un groupe. Dans les taillis, un feuillage bouge, il semblerait que quelqu’un s’y dissimule, un coup de feu est tiré par accident. Mais ce ne sera pas le prisonnier qui sera tué.
Ce drame, dont les trois protagonistes garderont scellées à jamais les circonstances, va bouleverser la vie des membres de la famille Washburn au complet et de tous ceux qui les entourent, qu’ils les connaissent ou non. Personne ne sortira indemne de la tragédie qui s’est produite ce jour-là et qui aura des conséquences que l’on ne connaîtra véritablement qu’à la toute fin du livre.
Le style. Bien écrit, le livre est également merveilleusement traduit par Michel Lederer, – traducteur de près d’une centaine d’œuvres, entre autres, de Joseph Boyden (à quand son prochain roman ???!!!), Sherman Alexie, Philip Roth… Constitué de quatre parties datées, il se lit facilement en dépit d’une chronologie pas toujours ordonnée – l’histoire se déroule sur dix ans, avec des retours en arrière – et les dialogues, parfois allusifs, rendent bien l’état d’esprit des personnages dans le dit et le non-dit.
Par ailleurs, David Treuer a rebattu les cartes du thriller. Il faut du temps au lecteur pour se rendre compte qu’il s’agit aussi d’un thriller. Le suspense fait son entrée une fois l’histoire bien avancée et il est entretenu par l’apparition et la disparition d’une personne que l’on ne voit que dans deux courtes scènes, une au début, l’autre à la fin, qui sont la clé de toute l’histoire.
Une petite déception, concernant le titre français, Et la vie nous emportera… qui me semble-t-il fait pâle figure au regard de l’original : Prudence, beaucoup plus parlant.
Mon avis sur le livre. J’ai beaucoup aimé ce livre même si je l’ai trouvé parfois un peu déroutant dans le comportement des personnages que j’aurais aimé plus responsable même dans le contexte familial, social et international difficile, je ne peux en dire davantage. Les personnages, bien différents les uns des autres et pour certains touchants (Frankie, Billy et les deux sœurs) sont dotés d’un profil psychologique soigné. L’auteur les a décrits avec une grande humanité. Pourtant, ils ne m’ont pas bouleversée à proprement parler. Sans doute parce qu’ils évoluent en des temps troublés, par l’accident de chasse et par le contexte plus général du conflit, qui les empêchent de se conduire comme ils auraient pu le faire en d’autres circonstances.
Le thème de la guerre est abordé de loin ; par les yeux du personnage certes, mais celui-ci ne nous livre que des explications (trop) techniques sur les bombardiers (les avions et les hommes). Leur fonctionnement n’est intéressant que pour quelqu’un qui connaît et apprécie un tant soit peu le sujet ! Nous voyons très peu l’impact et les ravages qu’ils causent en termes de pertes humaines et de sites détruits. Une certaine faiblesse peut-être, d’autant que les pages consacrées à la guerre et aux réactions de Frankie sont assez nombreuses. Il est vrai que si ce dernier prend son travail si à cœur c’est parce que grâce à lui « il réussissait à oublier tout ce qui risquait d’interférer avec son boulot », à savoir ce qu’il voulait oublier, ce qui s’était passé juste avant son départ.
Le thème le plus intéressant du roman, et pour moi le mieux traité, est celui de la différence. L’altérité est double et concerne en même temps l’identité sexuelle de deux personnages et la cohabitation entre les Indiens et les Blancs. Deux sujets l’un comme l’autre primordiaux et d’une actualité criante aux Etats-Unis, mais pas seulement. Sur les relations entre les colons et les Indiens, faites ici d’une indifférence factice, le racisme est latent mais toujours présent, notamment chez Jonathan, le père de Frankie et, plus grave, chez les jeunes du village. Ainsi lisons-nous dans la réponse de Jonathan à sa femme Emma qui lui suggère de participer aux recherches du prisonnier échappé : « Si tu te soucies des apparences, envoie Félix. C’est génétique, tu comprends. Il y a des races plus adaptées que d’autres à certaines tâches. C’est tout simple. Il a ça dans le sang ». Certes cela se passe en 1942 mais dans les romans écrits par des auteurs anglo-saxons mettant en scène des Amérindiens aujourd’hui, rien n’a vraiment changé. Notamment dans celui de Louise Erdrich que je viens de lire, Dans le silence du vent.
Mais le refus de l’autre concerne également l’identité sexuelle. L’homosexualité masculine n’est pas bien vue dans cette petite communauté inter-ethnies et il vaut mieux ne pas étaler ses sentiments au grand jour, que l’on soit Indien, Blanc ou métisse.
Pourtant, l’auteur ne fait pas de la différence un thème prépondérant. II la met au même rang que les autres : l’amour, la guerre, la culpabilité, le suspense psychologique, le secret, et ne ménage aucune des deux communautés bien qu’il soit ojibwé par sa mère. Avec une grande habileté, il tire les ficelles de tous les sujets du livre pour en faire un roman complet et abouti. David Treuer fait partie de ces auteurs amérindiens qui jette un regard à la fois attendri et lucide sur les rares individus de son peuple toujours en vie.
Pour finir, je dirai que Et la vie nous emportera est un grand roman grave, noir même, et original à la fois dans son sujet et dans son déroulement. L’intrigue, qui croise des destins tragiques sur dix ans, de 1942 à 1952, se tient jusqu’au bout, même si un indice important nous est donné dans les premières pages. Les les personnages torturés, dépassés par leurs sentiments et par les événements, et les thèmes abordés débordent largement des frontières américaines. En particulier ceux de l’altérité et du racisme latent, qui sont des sujets universels et malheureusement toujours d’actualité. Chez nous, quatre ans après le vote de la loi pour le mariage pour tous, l’homosexualité est toujours discriminée et pas facile à vivre au quotidien en France, où les agressions homophobes ont fortement augmenté ces derniers temps. Et ne parlons pas de la Russie, de la Tchétchénie ou de certains pays arabes…
C’est le premier roman de David Treuer que je lis mais ce n’est pas le dernier et dès cet été, en toute liberté, en tout repos et loin des clubs de lecteurs, je pourrai me plonger dans l’un des premiers, je n’ose m’en promettre davantage. Je regrette un peu de l’avoir lu juste après Dans le silence du vent de Louise Erdrich, chroniqué récemment dans ce blog et avec lequel il a quelques points communs – mais, entre l’éditeur et la dédicace de Toni Morrison, il m’est impossible de résister ! Ce qui, injustement peut-être, m’empêche de le mettre dans mes coups de cœur, comme il le mérite sûrement et comme je l’aurais fait en espaçant davantage mes lectures amérindiennes. Promis, je n’en lis plus pendant… un mois ? Ouh, c’est long !
Une jolie description pour la route, page 185 : « (…) Pour longer le Mississipi, ce gros ver marron serpentant au milieu de la Louisiane avant de se rétrécir, de se déverser dans de nombreux affluents, de cracher de la terre et des arbres sur ses berges et de traverser les villes en se secouant comme une couleuvre qui se débarrasse de ses puces, jusqu’à ce que ses eaux coulent, fraîches et limpides avec des herbes qui ondulent dans le courant et un lit si peu profond que les hérons arpentent ses rives en quête de petits poissons… ».