Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Toute la lumière que nous ne pouvons voir ⇜ Anthony Doerr

Sorti en avril 2015 chez Albin Michel, dans la collection Romans étrangers. 624 pages. Sorti en octobre 2016 dans Le livre de poche (version que j’ai lue). 700 pages. Roman (fresque historique). Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Malfoy.

EN DEUX MOTS

Un suspense sur fond historique, des personnages forts, une ville martyre, une malédiction légendaire qui plane sur un diamant, une histoire d’amours, dont l’un est impossible… Toute la lumière que nous ne pouvons voir, roman multiple, joue sur tous les tableaux pour tenir son lecteur en haleine. Le résultat est probant et... « hollywoodable ». Une réussite qui l’a mené tout droit au Pulitzer.

L’auteur. Anthony Doerr est né en 1973 dans l’Ohio (Etats-Unis). Il est à la fois nouvelliste avec deux recueils de nouvelles publiés, Le nom des coquillages (2003) et Le mur de mémoire (2013) et romancier avec un premier roman A propos de Grace publié en 2006, puis celui-ci qui, après avoir été finaliste du National Book Award, a obtenu le Prix Pulitzer en 2015. C’est pour ma part le premier livre que je lis d’Anthony Doerr.

[one_half]L’histoire du roman est de bout en bout indissociable de l’Histoire. Elle couvre la Seconde guerre mondiale dans son intégralité. En France, à Paris d’abord avec l’Occupation et la fuite des habitants, puis à Saint-Malo, que contrôlent les Allemands, pendant le siège de la ville par les Alliés pour en déloger la garnison allemande. Jusque-là, rien de bien exceptionnel, le sujet est plutôt rebattu en littérature. Ce qui est original, en revanche, c’est que la guerre est perçue et vécue par deux enfants qui deviendront les années passant deux adolescents.

Marie-Laure Leblanc, aveugle et orpheline de mère, vit avec son père, serrurier au Museum de Paris. Elle a six ans au début de l’histoire, en 1934. Elle aime la mer et les coquillages qu’elle collectionne. En 1940, Paris est occupé, son père et elle se réfugient chez un grand-oncle, Etienne, à Saint-Malo, dans une maison haute située sur le front de mer.

L’autre personnage principal est un jeune orphelin allemand à peine plus âgé, Werner Pfennig, qui vit avec sa jeune sœur dans un orphelinat tenu par une sœur française, Frau Elena. Très bricoleur, passionné par les transmissions et tout ce qui peut se fabriquer à partir d’éléments électromagnétiques, il a un très fort potentiel intellectuel scientifique. Il est repéré puis retenu par concours et, après des études dans une école hitlérienne, il est engagé pour renforcer les équipes scientifiques. D’abord chargé de repérer les émetteurs de la Résistance dans l’est de l’Europe, il est envoyé en renfort à Saint-Malo où les Allemands ont perçu des émissions radio.

L’histoire de Marie-Laure et celle de Werner se déroulent en parallèle, se frôlent mais ne se croisent qu’à la fin du livre. Le suspense est très bien préservé. Le récit s’écoule de 1934 à fin 1945, avec des « arrêts » fréquents en août 1944, date de la destruction quasi totale de Saint-Malo par les Alliés. Un débord jusqu’en 2014, en deux chapitres très courts dans lesquels l’auteur nous donne des nouvelles des survivants.[/one_half]

[one_half_last]Le style. L’écriture est parfaitement adaptée au sujet : vive, claire, elle colle à l’action. Pourtant, sans pouvoir en expliquer la cause, j’ai fortement ressenti que le livre n’a pas été écrit en français. De là à dire que cela provient d’une faiblesse de la traduction, il faudrait d’abord que je lise l’anglais littéraire, ce qui n’est malheureusement pas le cas !

La construction, par contre, m’a franchement gênée et là je sais pourquoi. Côté chronologie, le lecteur n’est – pas trop – perdu même si l’auteur repasse presque systématiquement entre deux parties par la date d’août 1944, autour de laquelle gravite toute l’histoire. Le déroulement des faits est bien maîtrisé, les coupures (en treize parties) entretiennent la tension et le suspense, et nous retrouvons les personnages là où nous les avions laissés. Là où je suis plus réticente, c’est sur le découpage en chapitres très nombreux et très courts – de une à six pages –, sans doute pour alléger la lecture du livre. Pire, même si c’est une fois encore dans une optique de clarté, les chapitres sont titrés, et les titres ne sont pas neutres, ce sont tout bonnement les résumés des chapitres en question. Une sorte de découpage feuilletonnesque en somme, qui rend difficile le suivi des pensées et des comportements des personnages. Dommage, en tout cas pour moi. N’oublions pas cependant que l’auteur est un nouvelliste.

J’ajouterai que je n’ai pu m’empêcher de penser à Carlos Ruiz Zafon et à sa saga barcelonaise : (quasi) unité de lieu, grande importance de la ville (chez lui Barcelone), un découpage en chapitres courts, une écriture animée avec un rythme rapide, des descriptions rares et assez minimalistes (si elles ne concernent pas les transmissions électromagnétiques) et une intrigue à tiroirs.[/one_half_last]

 

Mon avis sur le livre. En général, quand je vois débarquer une grosse machine littéraire, une locomotive qui sent le best-seller, annoncée à grands renforts de louanges dithyrambiques sur la quatrième de couverture (je ne parle pas de la presse), je prends mes jambes à mon cou (surtout s’il fait sept cents pages !) en attendant que le calme se réinstalle et que les critiques deviennent plus objectives. Ou que quelqu’un de confiance me le recommande. Il y aurait beaucoup à dire sur les quatrièmes de couverture, toujours rédigées par la maison d’édition. Soit elles nous annoncent à la seconde ligne la mort d’un personnage (et le nom de son assassin) pour un crime commis dans la seconde partie du livre, soit elles émettent un avis purement (et financièrement) subjectif et le livre connaît un succès fracassant dès sa sortie. C’est le cas de celui-ci : deux millions de ventes, des traductions en quarante langues, le prestigieux Prix Pulitzer (au nez et à la barbe de Richard Ford, Laila Lamali et Joyce-Carol Oates quand même…). J’avais donc, forcément, un a priori en l’ouvrant.

Mais, mais, mais, la majeure partie du livre se déroule à Saint-Malo. Une ville sombre, en pierre noire, mais qui bénéficie d’une luminescence rare par temps clair, peut-être encore plus encore que d’autres villes bretonnes grâce ou à cause de la couleur de sa pierre (qui par temps gris la rend noire c’est vrai) et dont le ciel et l’eau changent de couleur plusieurs fois par jour et par nuit. Un peu trop touristique (en toutes saisons) à mon goût. En 2006, Anthony Doerr découvre Saint-Malo à l’occasion du Festival Etonnants voyageurs qui s’y tient tous les ans, avec un succès de plus en plus grand d’année en année. Tombé sous le charme d’une ville propice aux épanchements littéraires (pas seulement pour son physique, mais aussi pour son passé historique : elle a été presque entièrement détruite en août 1944), il décide d’écrire un livre qui s’y déroulera. Dix ans (!) après, le livre est terminé et Anthony Doerr connaît un succès fulgurant. Alors, la Seconde guerre mondiale en France vue par un écrivain américain de quarante ans, oui après tout.

Forcément, la ville de Saint-Malo est présente à toutes les pages ou presque. Ses rues, ses boutiques, ses plages, ses remparts, son château… c’est comme si nous y étions. Il faut dire que c’est une ville « photogénique » et il y a fort à parier qu’une adaptation cinématographique suivra et que Saint-Malo (décors naturels ou pas) y tiendra une place de choix. Un tournage pendant un épisode des Etonnants voyageurs, peut-être ? Si j’y suis, pourquoi pas.

Les deux personnages principaux nous sont sympathiques, à divers degrés et pour des raisons différentes. Marie-Laure – un peu trop parfaite à mon goût –  a toutes les qualités, elle rayonne d’une lumière qu’elle ne voit pas, sa voie est toute tracée et elle n’en déviera pas. Le jeune Werner, lui, plus mitigé, évoluera tout au long de l’histoire. Partagé entre une sensibilité naturelle qu’il réprime et son besoin de réussir dans ce qu’il fait, de ne pas faillir au devoir des jeunesses hitlériennes, il se comporte beaucoup en spectateur au début de la guerre (il a seize ans !). S’il se pose des questions sur ce qu’il voit faire et sur ce qu’il fait, il évite d’y répondre en se réfugiant dans ses souvenirs par exemple. Mais elles provoquent chez lui des cauchemars et des insomnies. Il ne se rendra réellement compte de ses erreurs qu’en rencontrant Marie-Laure. Anthony Doerr fait bien la différence entre les idéologues nazis et les jeunes recrues élevées dans la propagande hitlérienne et obéissant aux ordres comme le jeune Werther qui, bien souvent et contre toute attente, provoque lui aussi notre empathie.

Les personnages secondaires qui gravitent autour d’eux, essentiellement des membres de leur famille et des voisins, méritent que l’on s’intéresse à eux. Ainsi le père (celui dont tout le monde rêve !) et le grand-oncle de Marie-Laure, la petite sœur de Werner, son ami Frederick, les voisines et amies de la bonne qui montent un réseau amateur « cool » de résistance (quelques scènes relatant leurs actions pour porter préjudice aux Allemands sont d’ailleurs de bonnes petites surprises de lecture), tous ont un comportement digne et humain. Côté allemand par contre, à quelques exceptions près, pas facile de trouver une once de grandeur d’âme ou de pitié.

Le livre a de gros atouts. Notamment celui d’aborder la guerre à hauteur de deux enfants, privés de leur enfance et de leur adolescence. Leurs points de vue sont forcément différents puisqu’ils sont opposés. L’auteur met l’accent sur le rôle important des transmissions radio dans les deux camps avec des détails techniques très documentés. La part belle que fait l’auteur à la technologie (la radio à l’époque) ne peut que nous inciter à faire le rapprochement avec Internet aujourd’hui. Hier Werner utilisait la radio pour écouter des émissions musicales et culturelles mais les belligérants s’en servaient pour espionner, traquer l’ennemi et diffuser de la propagande. Aujourd’hui, Internet sert à nos jeunes à se cultiver, s’informer et se divertir (pas forcément dans cet ordre !), mais aussi à diffuser des messages illicites et de la propagande idéologique.

Il met aussi le doigt sur le pillage – systématique et organisé, qualifié d’« emplettes » par un soldat – des œuvres d’art européennes, auquel étaient employées à temps plein des équipes de spécialistes : ces hommes qui sillonnent le continent à la recherche de bibliothèques cachées, de manuscrits précieux, de tableaux des maîtres impressionnistes… ».  Ici, avec le prétexte de la course au diamant maudit mais prodigieusement lourd, l’Océan de flammes dont la quête reste mystérieuse jusqu’à la fin. Ce livre énorme recèle également une mine de détails sur la vie des habitants de Saint-Malo pendant l’Occupation. Et il nous tient en haleine du début à la fin avec plusieurs sources de tension et provoque bien souvent notre émotion.

Alors, qu’est-ce qui fait que je reste sur ma faim ? Eh bien, selon moi, le gros défaut du livre c’est son côté trop lisse, trop propre. Anthony Doerr insiste davantage sur les détails annexes de la guerre que sur son déroulement lui-même. Les combats sont seulement évoqués dans des conversations, surtout féminines, jamais ou presque détaillés, le sort des prisonniers, les camps et la shoah sont tenus à distance.  Du point de vue des Allemands que nous rencontrons dans les pages, la guerre pourrait presque sembler jolie, se résumer à une sorte de grande compétition. L’accent est mis parfois sur des détails matériels insignifiants en temps de guerre, comme l’importance pour les soldats d’avoir des bottes reluisantes... Sur un si grand nombre de pages, cela finit par se remarquer, d’autant qu’il n’y a rien ou presque pour contrebalancer ces remarques du côté Alliés. Le sujet est à mon goût traité de manière un peu superficielle, mais j’ai bien conscience en écrivant ces mots que cela peut au contraire être considéré comme une qualité en constatant l’absence de manichéisme chez l’auteur. Et j’en conviens.

Deux exemples de la « beauté » de la guerre. Page 284 : « Ici un cheval mort, qui commence à enfler. Là, un fauteuil tendu de velours vert. Là encore, les lambeaux d’un store de brasserie. Des rideaux flottent négligemment à des fenêtres cassées dans l’étrange lumière vacillante. Des hirondelles volent çà et là, à la recherche de leur nid, et au loin quelqu’un est en train de hurler, à moins que ce soit le vent. Les explosions ont arraché beaucoup d’enseignes et les potences pendent, sinistres ». Chaque image évoquant la guerre est compensée par une image d’une réalité plaisante, comme si l’horreur ne réussissait pas à cacher la beauté. C’est un point de vue qui n’est pas le mien. Dans un tel tableau, je ne vois que l’horreur humaine.

Un autre exemple, page 463, dans la bouche de Werner, le plus « humain » (ou le moins inhumain) des Allemands présents dans le livre : Quelquefois, plusieurs jours s’écoulent après une première transmission avant de capter la suivante. Cela représente un problème à résoudre, quelque chose à méditer : c’est mieux, assurément, que de combattre dans une tranchée glaciale et qui empeste, infestée de poux (…). C’est plus propre, plus mécanique, une guerre qui se joue dans les airs de façon invisible, et les lignes de front sont n’importe où. N’y a-t-il pas du plaisir dans cette chasse ? Le camion qui tressaute à travers les ténèbres, l’antenne qu’on entraperçoit à travers les arbres ? Je réponds à sa question : du plaisir ? Ça dépend pour qui ! Et surtout pas pour ceux qui émettent…

Mais je ne vais pas terminer ce commentaire sur une mauvaise impression. Ses atouts, au nombre desquels une documentation qui a dû exiger des heures de recherches intensives et la grande générosité (ou la candeur ?) avec laquelle l’auteur considère ses personnages (et la ville de Saint-Malo en est un) sont largement supérieurs aux rares imperfections relevées. C’est grâce à la multiplicité des histoires dans l’histoire que le roman n’est pas un énième roman sur la guerre de 39-45, le nazisme et la résistance.

Anthony Doerr nous ouvre aussi de nombreuses pistes de recherches. J’ai pour ma part tournicoté sur Internet à la recherche d’images de Saint-Malo avant et après 1944 et si je n’en ai pas mis dans ma chronique, c’est que je n’ai pas su lesquelles choisir. Mais ces images sont édifiantes.... Intéressant aussi de lire les articles consacrés à l’historique de la ville et à sa reconstruction à l’identique.

Enfin, le meilleur pour la fin. Les deux derniers chapitres se déroulent en 1974, le dernier en 2014. Or, toute l’émotion du livre est contenue dans les dernières pages et il est impossible de lire l’avant-dernier (1974) les yeux secs. Comme si toute la tension de l’histoire retombait dans ces larmes contenues et libératrices. Et pour finir, je dirai que mon agacement passager vient peut-être du fait que j’adore Joyce Carol Oates et que, bêtement partie pour ça avec un sentiment plutôt défavorable, j’ai dévoré ce livre en trois jours !

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