Si la littérature devient passion, c’est bien que tout est dans les livres !

Le dernier frère ⇜ Nathacha Appanah

Sorti en 2012 chez Points, en 2007 aux Editions de l’Olivier. 211 pages. Roman.

L’auteure. Née en 1973 à l’Ile Maurice, Nathacha Appanah vit en France depuis 1998. Journaliste radio et presse écrite, elle publie son premier roman, Les rochers de poudre d’or, en 2003. Suivront quatre autres romans dont celui-ci, qui tous ont obtenu un prix et rencontré le succès. J’ai pour ma part lu, aimé et chroniqué son dernier, En attendant demain.

L’histoire est racontée à la première personne soixante ans après les faits par son personnage principal qui revoit son ‘frère’ dans un rêve et s’en trouve totalement bouleversé.
A tout juste huit ans, Raj vit dans un village de l’Ile Maurice, Mapou. Un camp, plutôt, pas même un village, un bidonville fait de bric et de broc, de matériaux de récupération. Avec ses frères -un an de plus et un an de moins que lui-, qu’il adore et qu’il admire, surtout l’aîné, fort et intelligent, une mère tendre, protectrice et aimante mais soumise à un père violent et alcoolique (ou l’inverse, les deux vont de pair !), il mène une vie misérable, travaillant beaucoup, notamment pour aller chercher l’eau à la rivière tous les jours, mangeant peu mais s’amusant de tout avec ses frères. Son père travaille dans les champs de canne à sucre, sa mère fait des ménages «chez les riches». Nous sommes en 1944, la famille de Raj ignore tout de ce qui se passe dans le monde.
L’île est soumise aux cyclones et aux crues violentes. C’est l’une d’elles qui emportera brutalement ses deux frères devant ses yeux.
Désemparée, la famille traverse l’île pour rejoindre Beau-Bassin, une ville importante située à dix kilomètres de la capitale et qui accueille la plus vielle prison de l’île, construite en 1888. Le père y trouve un poste de gardien et tous les trois s’installent dans une maison petite mais construite en dur. Mais la vie n’est pas meilleure qu’au camp. Raj ne se remet pas de la disparition de ses frères, sa mère souffre aussi beaucoup. Raj n’est pas seulement triste de la mort de ses frères, il culpabilise d’être resté en vie. Il nous dit : ‘J’étais malade de mes frères et j’étais persuadé que j’allais les trahir les éloigner de moi pour toujours, si je jouais avec les autres, riais, faisais équipe avec eux’.
Mais, surtout, le penchant du père pour l’alcool s’est accentué et il devient de plus en plus violent envers sa femme et son fils, à qui il ne pardonne pas d’être en vie, lui, le plus chétif des trois. Seule embellie : il va à l’école et apprend vite.
Bientôt Raj découvrira que la prison de Beau-Bassin n’est pas une prison comme les autres, pas plus que ses prisonniers. Les prisonniers sont blancs et ne ressemblent en rien aux voleurs ou aux méchants qu’on lui a dit qu’ils étaient. Nous comprenons qu’il s’agit d’un camp d’internement et que tous les prisonniers sont des juifs. Il y rencontrera David, dix ans, juif et malade mais aussi blond, bouclé, drôle et rieur. C’est en l’aidant à s’échapper que sa vie basculera une seconde fois...
Le petit Raj est un enfant très attachant. Il est à la fois espiègle et sérieux, triste et facétieux, travailleur et joueur, confiant et peureux. L’histoire se déroule sur un an pour se terminer soixante ans après et Raj porte le roman, est omniprésent. Fidèle à lui-même, un bonheur d’enfant. Avec parfois des bouffées –légitimes– de révolte voire de haine envers la vie mais surtout envers son père. Et j’ai aimé apprendre qu’il a vécu heureux longtemps après cette année tragique, même si la fin de sa vie est elle aussi décrite comme triste et physiquement douloureuse.

Le style. Comme celle du premier livre que j’ai lu de Nathacha Appanah, En attendant demain, l’écriture est d’une grande beauté. Elégante, juste, remplie de mots exotiques (plantes, fruits, animaux) qui chantent à nos oreilles, apte à décrire la nature dans toute sa violence et dans toute sa beauté, mais aussi à nous raconter une histoire d’une tristesse et d’une beauté infinies. Et là aussi, on connaît la fin dès le commencement puisque Raj, à l’hiver de sa vie, va se recueillir sur la tombe de David dont l’épitaphe dit qu’il est mort en 1945, à l’âge de dix ans. Pas de suspense, ce n’est pas le sujet. C’est également par un très long retour en arrière que nous revenons au début de l’histoire, donc à la fin. L’auteur va et vient dans le temps à son aise et l’ensemble est toujours fluide dans le déroulement.
Nathacha Appanah semble aussi à l’aise, et même très convaincante, dans la peau d’un enfant de huit ans que dans celle du même Raj devenu homme, à soixante-dix ans. Ce qui dénote une facilité d’écriture considérable car si Raj à huit ans s’exprime comme un enfant de huit ans avec naïveté, tendresse et bonne humeur, Raj à soixante-dix ans raconte son histoire avec beaucoup de tristesse certes, mais aussi avec un sens certain de l’analyse ainsi qu’une profonde humanité. Sa vie a changé, il a connu tous les atours de l’amour avec sa mère, sa femme et son fils unique, il a vécu de grands moments de bonheur, mais il n’a pas changé et au fond de lui le petit enfant qui a vu mourir ses trois frères est toujours aussi malheureux. L’auteure a su nous le rendre sympathique, attendrissant, émouvant  jusqu’au bout.
Le style par lui-même est constitué de phrases assez longues mais si bien ponctuées qu’elles semblent légères. Les dialogues sont percutants et le livre se lit très vite et avec grand intérêt.

Mon avis. J’ai beaucoup aimé ce livre, plus encore que le dernier, En attendant demain, dont l’histoire se situe dans un tout autre registre. Le petit Raj et sa mère m’ont émue, souvent aux larmes, tout comme David, son frère de cœur. Les sentiments sont très bien rendus : la tristesse d’avoir perdu des enfants et des frères, leur manque chez ceux qui sont restés, la joie de se trouver un frère et surtout un sentiment très fort qui tient tout à la fois de l’amour, de l’amitié et de la fraternité. L’amour filial aussi, et l’amour maternel, qui sauve un enfant, l’amour coule à flots sans aucune mièvrerie et l’émotion affleure derrière chaque mot. On est dans les ‘beaux’ sentiments.
L’auteure parle à merveille des gens qui aiment et des gens qui souffrent, les pauvres et les malheureux qui ‘regardaient devant eux comme parfois le faisait ma mère – elle fixait un point, que ce soit le jour où la nuit, et elle se transformait en statue’ (page 55).
Le dernier frère est d’abord et avant tout un livre sur l’amitié entre deux enfants, l’amour même car c’est bien d’amour qu’il s’agit entre Raj et David. La scène de leur première rencontre, superbement écrite, met en scène un réel coup de foudre fraternel entre les deux enfants qui, sans un mot, se sont reconnus et aimés sur leur seul regard. Ils ne parlent pas la même langue mais se comprendront sans se parler et, mieux, en parlant chacun dans sa langue. Raj dira plusieurs fois qu’il a trouvé en David ‘un dernier frère’. Quant à ce dernier, malade, très certainement seul au monde, il rentrera immédiatement dans le sillage de Raj, le suivant, l’imitant en tout, l’admirant, l’aimant… comme lui suivait, imitait, admirait et aimait ses frères morts. L’amour que ces deux enfants se portent sans se connaître fait chaud au cœur et apporte une belle bouffée d’espoir dans une histoire par ailleurs très sombre. Ce sentiment très fort perdurera après la mort de David. Tout une vie plus tard, sur la tombe de ce dernier, Raj sera toujours aussi ému et pétri de regrets en pensant à lui. Nous lisons page 201 : ‘Quand je fermais les yeux, Anil, Vinod, David et moi formions une fratrie indivisible et parfois, dans mes rêves, j’avais quelques cheveux blonds’.
Le livre est aussi une dénonciation s’il en était besoin de la violence domestique. Ici, celle du père quand il abusé de l’alcool. Les mentions à la main du père qui «s’abat près de nous, près de moi, sur ma mère, sur moi» sont répétées à de très nombreuses reprises dans des scènes difficiles, soulignant le côté aveugle de cette violence et son rapport à l’alcool puisque le père ne sait pas plus pourquoi il les frappe qu’eux ne savent pourquoi ils sont frappés. Le père ne se cherche même pas d’excuse comme c’est souvent le cas chez les hommes violents, avec la jalousie notamment. Il frappe, point. L’auteure le compare à un félin et la mère et Raj à ses proies. C’est peut-être pire, pour une femme battue, de ne pas savoir pour quelle raison, ignoble et/ou inventée, elle l’est. Ou plutôt si, l’homme la rend coupable de tout ce qui ne va pas chez lui. Il faut noter lors de ces scènes de violence que Raj s’en veut de ne pas réussir à épargner les coups à sa mère et culpabilise de n’être pas aussi fort que son frère aîné Anil qui, lui, au moins, pouvait dévier quelques coups. Raj n’appellera jamais son père «papa».
Une question de terminologie a attiré mon attention. On entend, on lit depuis toujours qu’il n’y a pas de mot pour nommer quelqu’un qui a perdu un enfant, ou cette perte. Depuis quelque temps, on le retrouve très souvent dans les romans (et dans la vie réelle bien sûr), au point que j’ai fini par en être agacée et me demander ce que cela pouvait bien changer à la perte, au deuil. Mais en lisant Le dernier frère, j’ai totalement changé d’avis (comme quoi les lectures, na na ni, na na na…). Nathacha Appanah argumente intelligemment l’affirmation de ce manque de mot pour un enfant mort. Pareil à un malade qui veut absolument identifier sa maladie, mettre à tout prix un nom sur son mal, le parent qui perd un enfant peut lui aussi vouloir trouver un mot à mettre sur sa peine. Comme si nommer cette horrible chose, l’appréhender par le verbe, pouvait l’adoucir et conduire plus «facilement» au deuil. En page 103, nous lisons dans la bouche de Raj enfant : ‘Ma mère a porté, toute sa vie, comme moi, la mort d’Anil et de Vinod et comme moi, elle n’a jamais réussi à mettre un mot sur ce deuil-là. (…) Quand on a perdu deux fils le même jour, deux frères chéris le même jour, qu’est-ce qu’on est ? Quel mot dit ce qu’on devient ? Ce mot nous aurait aidés, nous aurions su de quoi nous souffrions exactement quand les larmes nous venaient aux yeux inexplicablement et quand, des années plus tard, il suffisait d’un parfum, d’une couleur, d’un goût dans la bouche pour tomber à nouveau dans le chagrin, ce mot-là aurait pu nous décrire, nous excuser, et tout le monde aurait compris.’ Les mots peuvent-ils vraiment avoir ce pouvoir ?
Enfin, Le dernier frère est un livre sur la culpabilité et sur la résilience. Raj, à la fin de sa vie, regrette encore d’avoir fait sortir David du camp où, malgré tout, il était soigné. Mais, on le sait depuis le début, il s’en sort sans trop de séquelles : il a pu se construire sans devenir violent comme son père, il a fondé une famille. Et son cœur est resté pur. Cette touche d’optimisme soulage le lecteur de la tristesse accumulée au cours de sa lecture.
Ce livre a aussi le mérite de nous ouvrir les yeux sur une idée reçue à propos de l’Ile Maurice qui, avec sa prison vétuste transformée en camp d’internement de juifs, est loin, très loin du paradis des dépliants touristiques. Il est vrai que c’est une ancienne colonie britannique… Encore un épisode de la diaspora juive ignoré de l’histoire.  Mais y-a-t’il une seule partie du monde qui ait échappé à la folie nazie ?

 

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En deux mots

Un véritable cadeau de lecture que ce livre bouleversant, juste et réel et dont chaque mot est porteur d’une intense émotion. Et dont les personnages nous serrent le cœur.

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